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entraînés par milliers derrière lui, obligé de relever à chaque instant sa monture, boitant lui-même, harassé de fatigue, le maire Tirart arriva vers minuit au fond d’une combe sans issue, fermée comme un cirque. La jument était déferrée, blessée aux genoux.

— Marins, dit-il à très haute voix, il me semble que c’est ici que nous sommes invités à passer la nuit pour entendre chanter les rossignols. Voilà une belle auberge et dont je n’avais jamais ouï parler, bien bâtie, toute en taille, en bon air ; c’est grand péché que le toit soit resté dans la lune. Très bien, très bien, Marius ; il me paraît que Perdigal chasse la grosse bête.

Et pour rendre sa pensée encore plus claire, il ajouta, en riant aux éclats : — Et la grosse bête, c’est Tirart Marius. Marius est dans le trou, qu’il y reste. Bien joué, Perdigal ! Le gueux va faire une chanson sur moi, et toute la nuit ils la chanteront à la Mule-d’Or, en dansant et vidant des fioles. Buvez, chantez, cassez tout, braves gens, vous êtes libres ; mais tout n’est pas perdu. Marcel a bon cœur, et demain je vais lui écrire une grande lettre. J’étais l’ami de son pauvre père. Il n’osera pas me refuser.

Le maire Tirart philosophait de la sorte en cherchant un abri pour sa jument. Il finit par découvrir une de ces avances de rochers sous lesquelles les bergers viennent faire leur cuisine pendant l’orage. La voûte et les parois étaient noircies par la fumée, et des monceaux de feuilles bridées obstruaient l’entrée. Le maire ramassa des feuilles sèches et quelques menus branchages dans les creux, sous les pierres plates ; il arracha çà et là des buis, des absinthes et des capillaires, et tant bien que mal il apprêta une litière sur ces cendres. La jument s’y étendit ; le maire lui attacha son gilet sur les yeux pour la garer du serein, et des lambeaux de sa chemise il lui fit des bandages autour des genoux. Pendant qu’il s’occupait de ce pansement, la jument mangeait sa litière ; elle était si affamée, qu’elle dévorait tout, branches et vieux buis comme verdures.

Cette partie de la montagne est très dévastée. Pendant toute la nuit, Tirart chercha dans les crevasses des herbes pour sa bête ; la récolte était maigre, et pour sa part il mâchait des racines et des oseilles sauvages. Il avait grand’faim et grand froid, mais son vrai souci, c’était toujours cette lettre qu’il se proposait d’écrire à Marcel ; à cette seule pensée qu’il lui faudrait mettre la main à la plume sans le secours du secrétaire de la commune, il oubliait toutes ses mésaventures du jour et de la nuit.

A l’aube, la jument se roula dans les cendres, et, sans prendre l’avis de son maître, se mit en route du côté du soleil. Le maire, qui revenait avec une poignée d’immortelles et de thym pour regarnir la crèche, ne trouva que la selle et le licou ; il chargea les harnais et