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dispersait en leur jetant au loin des poignées de millet noir et de maïs. À chaque instant, elle revenait puiser au sac avec sa sébile ; mais à peine rempli, le tablier était attaqué par les maraudeurs, et souvent enlevé, mis au pillage, avant que Mlle Sabine l’eût vidé dans les mangeoires.

La conversation continuait cependant, même après le dessert. Le maire et le lieutenant, à demi vaincus par le sommeil, joignaient les mains, hochaient la tête, et s’assoupissaient en cadence le nez sur leurs verres. Le contrôleur, satisfait d’avoir pu placer quelques bons mots de l’amiral La Jonquière, s’était mis à l’aise dans sa bergère pour digérer. Tombant en rêverie, il pensait avec délices aux loisirs de sa jeunesse et de son âge mûr, à toutes ses années écoulées dans le rien faire et le bien vivre. — Messieurs, messieurs, dit tout à coup le maire sortant de son demi-sommeil, il ne faut point s’acoquiner à table. Après dîner, le grand air ; il y a là-dessus un proverbe de l’école de Salerne. Lucien, toi qui sais tout, comment dis-tu cela en latin ? Allons, sois moins timide, va donc offrir ton bras à Mlle Sabine. A la terrasse ! et marchez devant moi, que j’aie le plaisir de vous voir ! Ah ! les beaux enfans ! Je retrouve mes vingt ans de les voir si bons amis. Cascayot, détache les chiens ! Sont-ils à jeun ?

Tendant que le maire baignait ses dogues à la fontaine, les convives restèrent dans le salon pour causer à l’aise et parler du neveu. Ce fut d’abord un concert unanime d’éloges, et le notaire Giniez lui-même devenait louangeur.

— Oh ! parfait ! oh ! très fort, très fort, disait le contrôleur de sa voix de tête, dans son demi-sommeil et roulant de petits yeux blancs.

— Et moi, je vous dis que c’est un sot ! s’écria tout à coup Mlle Blandine. Qu’avez-vous à vous regarder ainsi tout stupéfaits ? J’ai dit le mot, je le maintiens. Oui, c’est ainsi, monsieur mon frère, et je ne vois pas pourquoi vous me marchez sur les pieds pour me faire taire ; je ne parle pas à l’aventure, comme une corneille qui abat des noix : me prenez-vous pour un Lucien ?

— Mais, ma sœur, dit le lieutenant, vous êtes d’une imprudence ! retenez donc vos paroles, je vous en supplie, et que notre ami Tirart ne vous entende pas.

— M’entende qui voudra ! dit la tante, je ne parle pas pour les murailles ; je suis ainsi, comme saint Jean Bouche-d’Or, c’est à prendre ou à laisser, me laisse qui voudra ; je ne suis pas à marier ; qui s’y frotte s’y pique.

— Ma sœur, ma sœur ! dit M. Cazalis.

— Il n’y a pas de ma sœur qui tienne ; ce que j’ai dit de votre Lucien, je le maintiens ; faut-il le répéter ?

— Mais taisez-vous, taisez-vous donc, dit le lieutenant, je veux qu’on se taise !