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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/447

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l’énergie passive de nos adversaires. Ils ont déployé dans la résistance une fermeté et des ressources qui leur font honneur, bien que les corps qui supportaient dans la forteresse les misères et les fatigues du siège, avec les dangers d’une opiniâtre défense, fussent souvent retirés pour faire place à des troupes fraîches, ce qui prévenait le découragement ; mais, depuis la bataille de l’Alma jusqu’à celle de la Tchernaïa, les Russes, on peut le dire, n’ont pas fait preuve en rase campagne de cette heureuse ardeur, n’ont pas eu de ces belles inspirations stratégiques qui caractérisent les grandes guerres et qui font les grands noms. Rien aujourd’hui ne permet heureusement de prévoir qu’ils se préparent à surprendre l’Europe par des coups d’éclat. C’est à nous, selon toute apparence, que doit appartenir l’initiative de combinaisons nouvelles, dont nous n’avons pas la prétention de deviner le secret, et dont l’opinion publique, relevée de sa défaillance par l’éclat de nos derniers succès, attend le développement avec une entière confiance. On sait que rien n’est impossible avec des soldats et des généraux comme les nôtres, et tout le monde a pu observer, à mesure qu’on a mieux connu les détails de l’héroïque effort qui a contraint les Russes à nous livrer Sébastopol, le réveil chez les tempéramens les plus calmes d’une fibre guerrière que la génération des hommes nés avec le rétablissement de la grande paix européenne ne se soupçonnait pas.

La chute de Sébastopol a encore donné lieu à une autre observation d’un certain intérêt. Elle a permis de constater une fois de plus l’extrême docilité de l’opinion russe au souffle du gouvernement du tsar et la parfaite discipline morale des organes officiels ou officieux qui traduisent cette opinion en Europe. Il n’est pas douteux que le premier effet d’un événement aussi capital que celui qui immortalisera la date du 9 septembre 1855 n’ait été à Saint-Pétersbourg et dans tous les cœurs russes un sentiment de consternation. Nous pouvons en juger par le sentiment contraire qui nous a transportés à ces mots : « Sébastopol est pris ! » Et comment d’ailleurs cette catastrophe n’aurait-elle pas frappé la Russie comme un coup de foudre ? Faut-il rappeler que, malgré l’énorme accumulation des moyens de deux grands peuples, peut-être même à cause des prodigieux efforts qu’on leur voyait faire, on ne pensait plus, à la veille du succès, qu’aux difficultés de l’entreprise, et qu’on ajournait ses espérances à quelques mois ? Quant aux Russes, ils ne croyaient certainement pas avoir perdu toute chance de conserver ce qu’ils avaient jusqu’alors si bien réussi à défendre. Le coup que ressentit toute la Russie fut donc très rude, et on ne pouvait nulle part, sous l’impression du premier choc, simuler une impassibilité qui n’est pas dans la nature humaine ; mais l’orgueil, la dignité si l’on veut, — disons mieux, le calcul de la politique reprit bien vite le dessus.

Le souverain avoua d’abord l’abandon de Sébastopol, qu’on avait peut-être eu la pensée de défendre pied à pied après la chute de Mahikof, et où des flots de sang pouvaient encore couler de part et d’autre ; puis, le mot donné sur la résolution exécutée par le prince Gortchakof, on prit un air assuré, on recommença à parler des forces et des inépuisables ressources de la Russie, on laissa entendre, au risque peut-être d’appeler nos armes sur un point que son éloignement ne rendrait cependant pas inaccessible, que Nicolaïef pour-