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répétions étaient tout à fait interrompues. Vers cette époque, le maire Tirart eut à s’absenter une quinzaine pour ses trafics de soie et de garance. M-Cazalis dit alors à sa sœur : — Ma chère Blandine, notre ami Lucien va se trouver bien seul, bien isolé ; il faudra l’inviter à passer tout ce temps avec nous. Nous allons l’établir définitivement dans la chambre bleue.

— Oh ! le pauvre petit orphelin ! dit la tante. Comme il languira ! Pechère ! pechère !

— Eh bien ! pour le tirer d’ennui, dit M. Cazalis, nous remonterons cette tragédie. Du diable si je sais pourquoi elle ne marche plus ! — Et comme la tante développait toutes les raisons de convenance qui s’opposaient à cette installation d’un jeune homme à la Pioline, le lieutenant lui répondit avec un grand calme : — D’accord, d’accord, mais, comme on dit dans la gazette, j’ai pour moi les faits accomplis ; Lucien a déjà reçu sa lettre d’invitation, et demain nous l’aurons à déjeuner.

Mlle Blandine était très décidée à lui faire un vilain accueil ; contre toute attente, Lucien ne vint pas. — Ce sera pour ce soir, dit le lieutenant. — On ne le vit ni dans la soirée, m les jours suivans. — Il y a là-dessous quelque inconvenance de ma sœur, disait M. Cazalis ; elle l’aura blessé avec toutes ses sorties ridicules contre la Mort de César.

— C’est bien possible, répliquait la tante. Ah ! plût au ciel !… — Et déjà mille suppositions tourbillonnaient dans cet esprit inquiet : elle cherchait, elle inventait les raisons les plus singulières pour s’expliquer la disparition de Lucien. De fait Lucien était parti pour partir : deux mois de séjour à Lamanosc l’avaient lassé, et, mettant à profit l’absence de l’oncle, il s’était mis en route au hasard.

À quelques lieues de Lamanosc, Lucien fit rencontre de l’huissier Fournigue. En public, à Lamanosc, Lucien et Fournigue ne se parlaient jamais, mais seul à seul ils s’entendaient à merveille. L’oncle Tirait était très généreux, mais le neveu était un bourreau d’argent, et c’était Fournigue qui lui négociait ses affaires d’usure. L’huissier s’en allait aux Rétables, chez son patron l’avocat Mazamet, le célèbre Mazamet, l’auteur du terrible mémoire, dont la publication, toujours retardée, devait porter le dernier coup à la puissance du maire.

Lucien et Fournigue mirent leurs chevaux au petit trot et s’engagèrent dans la vallée. Au fond de cette plaine nue se détachaient brusquement les toits rougeâtres des Rétables, vaste logis seigneurial encore très imposant, construit dans le style de la renaissance italienne, flanqué de deux pavillons massifs. De grands escaliers montaient autour et venaient rejoindre une terrasse en arceaux, au nord s’étendaient de hautes futaies.