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formèrent devant l’auberge de Kaisershof; on faisait entendre des cris de malédiction contre l’officier recruteur; il fallut l’intervention de personnes sages et respectées pour empêcher le peuple de lancer des pierres contre les fenêtres de son appartement, bien que l’aubergiste déclarât que le baron était parti dès le matin.

« On ne le revit jamais à Hambourg, et l’on ne sait pas non plus ce qu’il devint dans la suite. Le jour qui précéda les funérailles, on avait, suivant l’usage, exposé le corps de Charlotte dans un cercueil ouvert. La foule des personnes de toute condition qui lui rendirent les derniers honneurs et qui voulurent la voir encore une fois fut si grande, qu’il fallut demander quelques hommes de la garde pour maintenir l’ordre devant la maison. La chambre où le corps était exposé ne désemplissait pas de visiteurs consternés; on jonchait le cercueil de fleurs; chacun voulait avoir des cheveux de Charlotte pour en former des bagues et les porter comme souvenir. L’aspect de la jeune morte entièrement vêtue de blanc et couronnée du laurier si justement mérité faisait fondre en larmes les spectateurs même les plus froids. Ceux qui la voyaient ainsi gisante savaient qu’elle était morte avec un cœur pur. Artiste au sein même du trépas, elle semblait être dans le cercueil une gracieuse Emilia Galotti, une charmante Marie de Beaumarchais.

« Le jour des obsèques, la douleur et les regrets allaient presque jusqu’à l’exaltation. On avait transporté le corps, la nuit précédente, à la cour de l’opéra; c’est de là que, le dimanche 14-mai, il fut amené vers sept heures du soir à l’église de Saint-Pierre, dans un char funèbre décoré de fleurs et de couronnes de myrte; le Gaensemarkt, le Jungfernstieg, ainsi que l’église et le cimetière, étaient couverts d’innombrables assistans en habits de deuil; à l’entrée du temple, les plus proches amis et les artistes, avec quelques-uns des membres les plus considérables du conseil de la ville, reçurent le cercueil et le portèrent eux-mêmes à la fosse. Brockmann prononça le discours funèbre. On lisait sur le drapeau mortuaire ces simples mots :

Tout nous échappe ici-bas;
La vie est un rêve :
Arrêtée au premier pas,
Ma course s’achève.

Mais la tombe où nous passons
Nourrit l’espérance :
Le grain meurt, et des moissons
Le grand jour s’avance[1]. »

En écrivant ce poétique récit, M. Otto Müller a donné un bon exemple et une indication salutaire. Voilà un tableau bien allemand, voilà une œuvre originale et vraie; point de fausses couleurs, nulle prétention, aucune trace des influences suspectes dont il fallait enfin se débarrasser. Cette étude d’une passion ardente au milieu des vertus patriarcales du foyer atteste un sentiment fidèle des vieilles mœurs uni aux pénétrantes analyses de l’art moderne. Le sentiment

  1. J’emprunte cette citation à la traduction élégante et fidèle de M. J.-J. Porchat.