Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/524

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

interrompait seul le silence de la nuit; Charlotte, les yeux fermés, se penchait sur le sein de la comtesse, qui l’avait entourée de ses bras et la laissait se remettre de l’impression que cette confidence avait dû lui faire. Ulrique était fermement persuadée que le moment était venu où la jeune fille allait être à jamais guérie de son amour; mais lorsque Charlotte, s’éveillant comme d’un songe, releva la tête, et, passant la main sur son front, arrêta sur la comtesse son regard fixe et troublé, celle-ci ne put voir sans effroi son égarement et sa pâleur : c’était comme une blanche figure de marbre qui la regardait de ses yeux morts, où la lune reflétait sa magique lumière.

« — Je vous remercie... Retournons au château... J’ai froid.

« C’est tout ce que Charlotte put lui dire, après quoi elle se leva et s’enveloppa dans son châle en frissonnant.

« — Prenez la malheureuse histoire de mon premier amour comme un avertissement de votre bon ange, mon aimable Charlotte, dit Ulrique, qui commençait à craindre d’avoir dépassé la mesure. C’est un bonheur pour nous deux de nous être ainsi rencontrées, — pour moi, parce qu’une fois enfin j’ai pu épancher librement mon cœur, — pour vous, parce que mon sort vous avertit d’être sur vos gardes. Vous verrez plus tard les lettres par lesquelles le traître voulait me ravir l’amour de mon Arthur, même à sa dernière heure, lettres si pleines d’une infernale malice, que je puis les comparer au poison mortel qui tue lentement, mais infailliblement... Voulez-vous les lire demain, ces lettres, ma bonne Charlotte? Qui sait le service qu’elles peuvent vous rendre encore?

« — A moi? dit-elle en balbutiant et saisie d’un brûlant frisson. Ces lettres ne pourraient plus me rendre aucun service! Il suffit que je connaisse pleinement mon épouvantable erreur... mon Dieu! mon Dieu! comment supporterai-je cette épreuve? ……………..

« Le récit d’Ulrique avait brisé ce jeune cœur; ce qui devait la sauver avait été pour elle le poignard d’Odoardo; la lumière que la comtesse répandit sur la vie de Sylbourg alluma le flambeau des funérailles de Charlotte.

« Personne dans le château ne se doutait de son départ secret; seulement, au bout de quelques heures, comme elle ne revenait pas de sa promenade matinale dans le parc, on conçut des craintes et l’on chercha vainement dans tous les environs. On n’a pas su ce qui lui fit prendre si soudainement le chemin de la maison paternelle, car à l’arrivée du médecin elle était déjà dans le délire d’une fièvre ardente, et bientôt il dut annoncer qu’elle ne passerait pas la nuit.

« Vers cinq heures, lorsque le baron, sa femme et la comtesse arrivèrent, Charlotte était à l’agonie, mais elle ne rendit le dernier soupir qu’après minuit : elle expira doucement dans les bras de la vieille conseillère. L’aurore du 10 mai ne trouva plus de la grande artiste, de Charlotte Ackermann, qu’un cadavre au tranquille sourire et un nom immortel dans les fastes du théâtre allemand.

« Ce fut un jour de deuil pour toute la ville de Hambourg; nous lisons que ce jour-là il ne se fit, même à la bourse, presque aucune affaire. Des millier de personnes se rendirent au Kreyenkamp, pour contempler dans un morne silence la maison où elle était morte. Vers midi, des groupes menaçans se