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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/539

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génération que M. Gustave Kühne; il a débuté, il y a quinze ou vingt ans, par un de ces romans de la Jeune-Allemagne où le délire des fictions bizarres essayait de masquer le vide des idées. Je veux bien que ce roman des Europamäden ne fût qu’une débauche de jeunesse, encore fallait-il que M. Willkomm rachetât par des œuvres durables les incartades de ses débuts. Or de tous les romans que M. Willkomm a publiés depuis quinze ans, s’il en est plusieurs qui attestent de généreux efforts et parfois une ambition élevée, on n’en pourrait citer un seul qui ait mérité une discussion sérieuse. L’ouvrage que M. Willkomm nous donne aujourd’hui dans la bibliothèque de M. Otto Müller est encore beaucoup plus remarquable par l’intention que par le talent. C’est une heureuse idée, à coup sûr, d’avoir opposé l’ancien commerce, l’ancienne industrie modeste, loyale, consciencieuse, à ce commerce suspect, à cette industrie de contrebande, qui a la fièvre de l’or. L’auteur de la Famille Ammer nous montre cette opposition sous des traits assez dramatiques chez les membres d’une vieille race de tisserands au fond de la Silésie. Le père est simple et laborieux; les fils veulent éblouir les yeux par des allures de grands seigneurs et un luxe de parvenus. Le père est circonspect, les fils sont aventureux et impatiens. Ici, le commerce est l’école du travail, l’apprentissage des vertus pratiques; là, c’est un de ces jeux qui donnent la fièvre, un jeu malsain qui excite à tricher. Encore une fois, l’idée est bonne; voilà bien, ce me semble, l’image fidèle d’une crise à laquelle nous assistons en ce moment même, et ce cadre se prêtait bien à une peinture pénétrante et profonde. Pourquoi faut-il que l’auteur, revenant à d’anciennes habitudes, imite des romans français qu’on lit peut-être encore dans quelque petite ville d’Allemagne, mais que personne en France ne lit plus? Pourquoi cette intervention d’un personnage ténébreux, insolent cafard, coquin abominable, qui, sous un air de dévouement et de piété, n’est occupé qu’à désunir la famille Animer? Les catastrophes de cette famille, si respectée naguère encore, ne sont pas amenées par des causes empruntées au sujet même, par un désir insatiable de gain, par l’ivresse de la puissance humaine, par l’oubli des conditions imposées à toute œuvre sérieuse ici-bas, par l’abandon du travail modeste et patient; non, tout cela est conduit par la scélératesse d’un tartufe méthodiste. C’est Wimmern, le pieux frère morave, le modèle des vertus ascétiques, qui inspire aux fils de son vieil ami Ammer le mépris des habitudes simples et du commerce laborieux de leur père; c’est lui qui les jette dans les spéculations hasardeuses, qui se fait leur bailleur de fonds pour les précipiter dans un piège, qui détruit peu à peu leurs scrupules, qui pervertit leur âme, qui leur enseigne le vol; c’est lui enfin qui dénonce à la justice les méfaits dont il a été l’instigateur, et qui déshonore la famille Ammer après l’avoir