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Nous voici loin de l’Allemagne ; M. Théodore Mügge nous conduit dans l’extrême Nord, chez les sauvages inoffensifs qui habitent les dernières limites de l’Europe, à l’endroit où les côtes de la Norvège, hérissées de presqu’îles, de caps, de promontoires sans nombre, semblent déchirées à toute heure par l’assaut des blocs de glace. Écoutez, dit M. Mügge, une bien belle légende cosmogonique qui a cours aujourd’hui dans ces régions du pôle. Quand Dieu eut créé la terre, au moment même où il venait de terminer son œuvre, il fut tout à coup troublé dans ses méditations par la chute d’un corps énorme qui s’enfonça avec fracas dans l’Océan : c’était le diable qui avait porté une roche monstrueuse au haut des airs et l’avait lancée comme une fronde sur l’œuvre du Créateur. L’axe de la terre trembla sous le choc et menaça de se briser. Il en tremble encore, dit la légende, et tremblera toujours pendant les siècles des siècles. Le Seigneur, armé de sa force, préserva son œuvre de la ruine. De l’une de ses puissantes mains il soutint la terre ébranlée, tandis que de l’autre il menaçait le méchant ennemi, qui prit la fuite en hurlant ; mais l’énorme rocher sortait toujours du sein des eaux : noir, sombre, hérissé de pointes et d’arêtes, il s’élevait au-dessus des vagues, formant des écueils, des récifs, des caps épouvantables à l’endroit où la mer se jetait en mugissant dans ses fissures. Dieu laissa tomber un regard de tristesse et de compassion sur ce désert ; il prit ce qui restait encore de terre grasse et fertile et la sema sur le noir rocher. Hélas ! ce qui restait ne pouvait suffire. Les fentes du rocher une fois remplies, c’est à peine si la surface reçut çà et là quelques pouces de terre où les arbres pussent croître et les moissons mûrir. La main divine avait commencé par le sud ; plus elle s’étendait vers le nord, plus ses dons devenaient rares, jusqu’à ce qu’enfin le trésor fût épuisé. Il fallut donc que l’œuvre du diable restât là, sous le poids de l’infernale malédiction, condamnée à une stérilité éternelle ; mais Dieu étendit sa main toute puissante et bénit le paya abandonné. Si aucune fleur ne doit s’épanouir ici, dit la voix créatrice, si aucun oiseau ne doit y chanter, aucun épi de blé y jaunir, je veux du moins que l’esprit malin n’ait pas de prise sur toi. J’aurai pitié de ta nudité ; je placerai ici une race d’hommes qui s’attachera à ces rocs avec un amour dévoué et qui saura y vivre heureuse. Alors Dieu ordonna aux poissons d’accourir par bandes innombrables et d’animer les flots de la mer ; puis là-haut, sur les rochers, sur les plaines de glace, il fit apparaître une créature merveilleuse, moitié vache, moitié cerf, qui pût fournir à l’homme le lait, le beurre, et sa chair pour le nourrir, et sa toison pour le vêtir. C’est ainsi que naquit la Norvège.

Cette tradition, empreinte d’une majesté naïve, ouvre poétiquement le récit de M. Théodore Mûgge. Il y a aussi dans le tableau du