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que l’auteur a étudié son sujet avec conscience, qu’il n’a négligé aucun des renseignemens, aucune des indications de l’histoire. Le roman ainsi conçu acquiert une sorte de valeur ethnographique. Des voyageurs qui ont visité la Norvège m’affirment que cette sombre et majestueuse nature a été rarement décrite avec plus d’exactitude, avec un sentiment plus profond et plus vrai. L’histoire des tribus sauvages et de leurs cupides oppresseurs, les traita de mœurs, les incidens de la vie nomade, la poésie même, la poésie populaire des races finnoises, tout cela a été interrogé avec fruit par l’ingénieux conteur. Il semble en maints endroits qu’on ait sous les yeux quelque chronique écrite par un témoin. La réalité, en effet, a une grande part dans cette histoire du Lapon Afraja et du Danois Marstrand ; le nom du digne pasteur, du doux missionnaire des Finnois, le nom de Klaus Hornemann est encore en vénération chez ces hommes simples, et le souvenir toujours présent de ses bienfaits est attesté par des marques visibles. Si vous naviguez, dit l’auteur, dans ce labyrinthe de canaux, de passages, de sunds, qui se croisent et s’entrelacent sur les côtes septentrionales de la Norvège, vous rencontrerez plus d’un yacht avec sa large voile bordée d’un ourlet noir ; vous demanderez d’où vient cet usage, et le pilote vous répondra ainsi : « Il y a cent ans, vivait dans ces contrées un vieux prêtre, un prêtre si doux, si charitable, si bienfaisant, que tout ce peuple l’aimait comme un père. À sa mort, ce fut une désolation générale chez les habitans de la côte, et ils mirent ce signe de deuil à leurs voiles. Ces voiles funèbres, leurs barques les portent encore, elles les porteront longtemps ; après des centaines et des centaines d’années, leurs petits-fils parleront encore du bon vieillard Klaus Hornemann, et de ce rare témoignage de regrets que lui a consacré son peuple. » C’est ainsi que M. Théodore Mügge unit la vérité à la fiction, sans que la fiction y perde son charme, ni la vérité sa grandeur.

Quant au roman de M. Louis Bechstein, le Comte ténébreux (der Dunkelgraf), il est trop évident que M. Otto Müller, en le publiant, s’est préoccupé plus qu’il ne devait de la diversité des goûts du public. Au lieu d’élever à soi ses lecteurs, au lieu de rectifier leurs jugemens et de les accoutumer à des émotions vraiment littéraires, il a flatté ici leurs plus vulgaires caprices. Sur les frontières de la Thuringe et de la Franconie, dans l’ancien duché d’Hildburghausen, s’élève un château solitaire qui fut, au commencement de ce siècle. le théâtre d’une singulière aventure. Un voyageur inconnu était descendu dans le meilleur hôtel d’Hildburghausen, accompagné d’une femme dont l’étrange costume fut bientôt le sujet de toutes les conversations du pays ; elle était tellement enveloppée de ses voiles, que jamais personne, pas même les domestiques qui la servaient, n’avait pu apercevoir une ligne de son visage. À peine arrivés, les deux