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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/544

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étrangers s’étaient présentés chez la duchesse régnante, puis ils avaient loué une des plus élégantes maisons de la ville, et ils y vivaient d’une façon toute mystérieuse. Au bout de quelques mois, le mystère s’accroît encore; comme si le bruit de la ville et la surveillance des habitans gênaient leur liberté, l’étranger et sa compagne vont s’établir à quelques milles de là, dans le château d’Eishausen. Ils sortaient souvent en voiture, l’homme toujours silencieux, la femme toujours voilée. Cela se passait en 1807, et vingt ans après rien n’avait changé; toujours même attitude des deux étrangers, toujours même défi à la curiosité publique. Quels étaient ces bizarres personnages? l’homme était il un original, un fou, un misanthrope, un criminel, un jaloux forcené? la femme était-elle la victime de quelque drame domestique? L’imagination populaire, on le conçoit, se donna librement carrière à ce sujet, et dans ce pays des fantastiques ballades, la légende du château d’Eishausen fut bientôt complète, avec son appareil obligé de spectres, de chaînes et de têtes de morts. A. la longue cependant, le dépit, la malveillance, l’effroi même des habitans de la contrée, firent place à des sentimens d’une tout autre nature; le comte ténébreux, c’est le nom qu’on donnait à l’inconnu, était le plus charitable des hommes, et la mystérieuse dame voilée était pour le pays une providence invisible, mais partout présente. Cette aventure, dont le souvenir vit encore dans tout le territoire d’Hildburghausen, a séduit l’imagination de M. Louis Bechstein, et il y a trouvé le sujet d’un de ces romans qui allèchent toujours un certain public. M. Bechstein prétend avoir découvert le mot de l’énigme; qu’on me dispense de raconter ici les révélations qu’il nous donne. Ces sortes de romans, où il n’y a ni observation de la société, ni pensées philosophiques, ni analyses morales, ces contes qui ne s’adressent qu’à une curiosité puérile, ne devraient pas trouver place à côté d’œuvres sérieusement poétiques, comme le Sonnenwirth et Charlotte Ackermann. Le récit de M. Louis Bechstein a toutes les rares qualités que les journaux exigent des romans-feuilletons; je m’étonne de le trouver dans la bibliothèque de M. Otto Müller.

On voit que la tentative de M. Otto Müller n’a pas encore tenu tout ce qu’elle avait promis. L’intention est excellente, le programme atteste un sentiment très vif de ce qui manque aujourd’hui aux lettres germaniques : l’exécution est indécise et n’a répondu que d’une manière imparfaite à la pensée première. M. Müller annonce un choix d’œuvres méditées avec soin, écrites avec amour, destinées surtout à faire l’éducation du public; il annonce des œuvres qui ont la prétention de combattre et l’espoir de remplacer les produits de la littérature marchande, les imitations frivoles de l’étranger : pourquoi donc oublier que ce qu’il faut ici avant tout, c’est la sûreté du jugement et la sévérité du choix? Bien de mieux assurément que de réunir dans une