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irrévocablement à lui, se ménager une issue pour rejoindre en tout cas la fortune. Alexandre ne lui laissa pas cette liberté; l’occasion était trop précieuse d’attacher au service de sa cause et de mettre à la tête des armées russes un des plus habiles lieutenans de Napoléon, afin de tourner contre son ennemi ses propres armes. Bernadotte fut instamment pressé de consentir à une entrevue; après plusieurs refus, il y consentit. Alexandre comptait séduire, Bernadotte voulait dominer. Alexandre supporta donc toutes les hauteurs; à ce prix, il n’y eut pas de choc entre les deux souverains, mais Alexandre obtint ce qu’il voulut de Bernadotte, pour qui en définitive ne fut point le profit. La ville d’Abo, en Finlande, avait été désignée pour l’entrevue. Déjà une frégate russe était prête à recevoir Bernadotte, quand il déclara qu’il voulait faire la traversée sous pavillon suédois. Le ministre russe lui représenta que cela ferait perdre du temps, et il ajouta avec intention que l’empereur son maître attendait à Abo... — Eh bien! monsieur, s’écria Bernadotte en se levant tout à coup et en portant la main à son épée, l’empereur attendra ! Celui qui sait gagner des batailles peut bien se regarder comme l’égal des rois! — Alexandre attendit en effet, il attendit cinq jours, pendant lesquels on le vit silencieux et inquiet, se laisser aller sans défense à un profond abattement, tant il comptait peu vaincre Napoléon, sinon par Napoléon lui-même. L’arrivée du prince mit un terme à son anxiété, il ordonna qu’on le reçût avec les plus grands honneurs, fit la première visite, et affecta pendant les conférences, qui durèrent trois jours, la même franchise et les mêmes caresses qu’il avait prodiguées jadis à Erfurt; Abo ne devait pas en effet lui devenir moins propice.

Dès le premier entretien, le tsar ne dissimula pas ses craintes, il est même à croire qu’il assombrit à dessein les couleurs et s’effaça pour que le prince royal prît toute sa lumière et son relief; c’était connaître son homme, bien plus capable de ruse que de réserve et de possession de soi-même. Il lui dit qu’il voyait bien ses dangers, qu’il connaissait l’étoile de son ennemi, qu’il tremblait déjà d’être refoulé jusqu’en Asie, et qu’il songeait à préparer une abdication... — Quelques phrases analogues suffirent pour lancer Bernadotte dans une de ces harangues fantasques qui tant de fois le livrèrent sans beaucoup de défense aux récriminations diplomatiques. Prenant en pitié les terreurs pusillanimes, il se mit à démontrer que les plus grandes victoires de Napoléon avaient été décidées par la timidité de ses ennemis. A Austerlitz, à Wagram, assurait-il, l’empereur n’avait absolument dû son salut qu’au peu de persévérance des alliés. Pour en venir à la guerre actuelle, quel n’était pas son aveuglement! Insensible aux vœux de la Pologne, il se précipitait vers les bords du Dniester, s’enfonçait, comme cherchant le suicide, dans ces