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franchi les siècles sans changemens notables et fixées par la tradition.

Pendant les âges suivans, le mouvement de propagation se continue d’une manière lente et presque imperceptible. L’Europe occidentale n’est pas encore mûre pour y céder; sa chevalerie est bardée de fer, et met plutôt son luxe dans les cottes de mailles que dans ces tissus délicats et légers. La cour d’un souverain, c’est un champ de bataille où l’armet sied mieux que la toque de velours. Si l’industrie nouvelle gagne du terrain, c’est, plutôt en pays levantin, parmi des populations moins militantes et plus efféminées: dans l’Anatolie d’abord, où les soies de Brousse se signalèrent par des qualités qui sont restées les mêmes jusqu’à nous; ensuite dans les montagnes du Liban, dont Beyrouth devint le port et le marché; puis en Chypre et dans les Cyclades; de là à Athènes, à Corinthe et dans la Morée; enfin en Sicile et dans le nord de l’Italie, qui devait devenir le siège d’un travail si florissant et si suivi. Au milieu de ces mouvemens, deux circonstances sont à noter : la première, c’est que la Sicile dut cette richesse à un prince normand, Roger, petit-fils de Tancrède, qui, vainqueur en Grèce, la rapporta dans ses états comme un butin de prix; la seconde, c’est que les Arabes, une fois maîtres de l’Espagne, en dotèrent les provinces assujéties, tant il est vrai que la guerre, dans ces temps confus, était le meilleur et le plus prompt instrument pour la diffusion des lumières et des arts.

Ce fut à la guerre aussi que la France dut le goût de ce luxe, dont jusque-là elle s’était défendue. Nos barons, si rudes qu’ils fussent, n’avaient pu voir, sans en être frappés, ces merveilles de l’Orient, où les avait entraînés l’élan des croisades, et ce spectacle d’une existence pleine de raffinemens inconnus. De retour dans leurs manoirs, ils parlèrent de ces industries lointaines dont ils montraient des échantillons, et qui semblaient dépasser ce que l’on peut attendre des mains de l’homme. Quelques-uns firent plus encore, s’il faut ajouter foi à une tradition qui s’est transmise dans les campagnes du Dauphiné : ils rapportèrent des plants du mûrier noir, le premier qui ait servi en France à l’éducation des vers, et aujourd’hui même on voit, près d’Alton, un de ces arbres qui passe pour le doyen de l’espèce et remonte à cette date éloignée. Il faut ajouter que l’aspect de ce vénérable tronc ne dément pas les récits qu’on en fait. Entouré d’un mur qui en protège le pied, il se divise en trois énormes branches dont les extrémités se couvrent encore de feuilles et de fruits. Ce monument n’est pas d’ailleurs le seul, et dans les vallées de l’Ardèche et du Gard, comme aussi dans les plaines de la Touraine, entre l’Indre et le Cher, d’autres vieux mûriers, qui rappellent une époque moins ancienne, se nomment des Sully en l’honneur de leur parrain et comme témoignage de leur millésime.