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l’organe un dérangement dont je ne pouvais déterminer le siège et la cause prochaine. Il me semblait voir voltiger dans l’air des fîlamens déliés qui montaient et descendaient ou allaient de droite à gauche ou de gauche à droite suivant les mouvemens de ma tête. Je voyais plusieurs de ces filamens : ils étaient tous bien déterminés, et leur figure était très variée. J’en vins à craindre une cataracte sur mes deux yeux, car j’avais lu dans un auteur de médecine que ces sortes de filamens étaient les avant-coureurs de la cataracte. Je fus forcé de renoncer à toute espèce de travail, et ce qui fut pour moi un sacrifice bien plus douloureux, je fus contraint de renoncer entièrement à l’étude des insectes et à l’usage du microscope. Je fus donc privé en entier de ce qui avait fait jusqu’alors mes plus chères délices. Cette belle nature que j’aimais avec tant de passion sembla s’anéantir à mes yeux, et avec elle la source la plus féconde de mon bonheur. Je tombai dans une sorte de mélancolie qui m’aurait probablement jeté dans une maladie dangereuse, si la religion à laquelle j’étais très attaché ne fût venue à mon secours. Il y avait déjà plusieurs années que j’en avais étudié les preuves dans quelques-uns des meilleurs apologistes, et cette étude chère à mon cœur avait produit chez moi l’heureuse conviction de la vérité et de la beauté de cette doctrine de vie. J’y puisai des consolations qui furent bien plus efficaces que n’auraient pu l’être celles que j’aurais puisées dans la seule philosophie : c’est qu’il me fallait la bonne parole du maître, et ce fut cette parole, dont je me saisis, qui ramena le calme dans mon âme et m’inspira une résignation réfléchie qui me rendit supérieur à mon infortune. »


Bonnet passa ainsi deux années dans une abstinence totale de travail, tourmenté de maux d’yeux et de maux de dents atroces, ne regardant plus ses insectes que du coin de l’œil, et trop légitimement brouillé avec son microscope, dont la vue, avoue-t-il, réveillait toujours en lui un sentiment douloureux. Il trouva quelque temps une distraction heureuse à tenter des essais sur la végétation des plantes dans la mousse, et la science doit à son malheur des Recherches sur l’usage des feuilles qui marquent une date importante dans l’histoire de la physiologie végétale. Déjà cependant la curiosité de son esprit commençait à se porter sur d’autres objets ; la méditation des éternels problèmes de la philosophie offrait d’assez vifs plaisirs à sa belle intelligence pour lui faire oublier ceux qu’elle avait perdus. L’observateur avait fait place au penseur, le naturaliste au philosophe ; Charles Bonnet était converti à la métaphysique. Il revenait de loin, comme on va voir. « J’étais entré, avait-il écrit quelques années auparavant, dans une société d’amis où l’on s’était mis à lire, la plume à la main, l’Essai sur l’entendement humain du célèbre Locke. J’assistais quelquefois à ces savantes conférences de métaphysique, et j’y baillais toujours. Je ne pouvais comprendre quel profit on pouvait tirer de l’examen de cette ténébreuse question, si la substance s’identifie ou non avec ses attributs. Je ne comprenais rien à tout cela et ne voulais rien y comprendre. Je ne comprenais