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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/72

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chute des corps l’est de la gravitation universelle, que par conséquent les véhémentes déclamations de l’auteur du discours contre l’état choquaient autant le sens commun que la philosophie. Rousseau ne répondit plus tard à ses contradicteurs que par plaisanteries.

Vers cette époque, Charles Bonnet, encore jeune, était plus du monde qu’il ne le fut à aucune autre époque de sa vie. Membre des conseils, il s’occupait avec activité du gouvernement de la république. Enfin, à trente-six ans, il se maria, non sans avoir, selon la coutume genevoise de ce temps, cherché à obtenir d’abord le cœur de la jeune personne objet de son choix. Mlle de La Rive, femme distinguée par l’esprit et des premières familles de l’aristocratie genevoise, oubliant les infirmités prématurées, ne voyant que le mérite du savant illustre et la belle âme de ce jeune sage, associa courageusement son sort à celui de Charles Bonnet. C’est à partir de son mariage que Bonnet commença à habiter Genthod, où la famille de sa femme possédait cette belle campagne qu’il devait rendre célèbre. Il jouissait vivement de son bonheur lorsqu’en faisant une promenade en voiture avec Mme Bonnet, une roue du carrosse se rompit. Cet accident ébranla la santé délicate de la jeune femme, et la jeta dans une langueur dont elle ne se remit jamais tout à fait. La philosophie chrétienne vint encore une fois au secours de Bonnet, et lui montra des dédommagemens qu’il n’envisageait point, c’est lui qui parle, sans se sentir supérieur à son infortune. Ces dédommagemens, c’étaient la méditation et l’observation intérieure. « La composition (il s’y était remis) fut, dit-il, une diversion utile aux chagrins que je ressentais, et lorsque dans ma longue épreuve et dans une solitude profonde, je me retirais dans mon cerveau pour y étudier les opérations de mon âme, je sentais moins Vivement les privations de mon cœur et les impressions douloureuses qu’il recevait du dehors. »

Depuis que cette épineuse question de la liberté lui avait ouvert le champ des contemplations philosophiques, Bonnet avait voulu avoir le cœur net de bien d’autres mystères, et pour commencer il avait cherché à se rendre compte de l’origine de nos idées. Sans se douter que l’abbé Condillac l’avait prévenu, il avait imaginé une statue humaine qu’il animerait à volonté pour suivre ce qui se passerait en elle, à mesure qu’il mettrait en exercice l’un ou l’autre de ses sens. L’Essai analytique sur les facultés de l’âme parut à Copenhague en 1760, publié sous les auspices du roi de Danemark, qui en était venu à partager l’admiration de son ministre, le comte de Bernstorf, pour le naturaliste philosophe. A Genève, l’ouvrage fut d’abord accueilli avec hésitation; il inquiétait les scrupules