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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/782

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j’aurai tout arrangé. Qu’il fasse un petit voyage d’un mois, et tout ira au mieux.

Au lieu de rentrer à la Pioline après cet entretien, le lieutenant se glissa le long de la haie pour gagner furtivement le bois de l’Olivette et s’y promener jusqu’à la nuit ; mais la tante le guettait au passage. La scène fut terrible. — Comment ! c’est lui qui nous refuse ! ne cessait de répéter Mlle Blandine. Oh ! c’est trop fort ! C’est nous qui sommes refusés, c’est nous qui allons rentrer en grâce ! Voilà où nous mènent vos ménagemens, vos ajournemens, vos politesses ! Vous dévoreriez tous les affronts. Ah ! il nous reviendra, ce Lucien !… Et vous oseriez le recevoir ?… Oh ! jamais, jamais ! Non-seulement je lui refuse ma nièce, mais j’exige de lui des excuses et des excuses publiques ; sinon, vous me verrez sortir de la Pioline, et pour toujours.

Le lieutenant courbait la tête, laissant passer l’orage. Il se disait à part lui : — Bast ! me voilà tiré de souci pour une quinzaine au moins, et je m’en vais remettre à flot ma tragédie. — Mais la tante avait déjà organisé une grande conspiration contre la Mort de César. À toute heure elle assaisonnait ses discours de railleries contre la comédie, et dès la première répétition, les acteurs, pris isolément, à l’arrivée, au départ, furent comblés d’avanies par Mlle Blandine et la fidèle Zounet. Il n’en fallait pas tant pour blesser l’irritable susceptibilité des paysans ; presque tous résolurent de ne plus reparaître à la Pioline, et les quelques figurans que le sergent Tistet parvint à retenir faisaient la plus triste mine. La tante ourdissait trames sur trames, elle était décidée à pousser les choses à l’extrême ; c’était peine inutile : la Mort de César se disloquait d’elle-même, et l’anarchie intérieure y suffisait. Le départ de Lucien avait tout remis en question. Dix concurrens se présentèrent pour le personnage d’Antoine, qu’Espérit avait repris ; le terrailler crut bien faire en donnant sa démission au profit d’un homme influent du pays. Vingt candidats nouveaux surgirent ; puis c’étaient tous les jours de nouvelles prétentions, souvent très bizarres : Cayolis voulait introduire des chœurs d’opéra dans la tragédie, d’autres exigeaient qu’on montât Zaïre ou Mérope pour faire jouer leurs bien-aimées ; le sergent Tistet déclarait qu’il resterait à l’écart tant que le caporal Robin n’aurait pas été exclu pour son inconduite, et le magister Lagardelle demandait que tous les rôles fussent mis au concours. À travers ces rivalités courait et batifolait Perdigal, semant à pleines mains les discordes. Toutes les passions que suscite le métier de comédien, il les mettait en éveil, en lutte ; il surexcitait à plaisir les vanités, les jalousies, il enflammait les amours-propres les plus grotesques ; il soufflait des ambitions aux plus lourdauds, aux plus ignorans, même à ceux qui ne savaient pas lire. Cette petite république était en feu. Robin