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gagnait toutes les âmes, les plus dures étaient émues, attendries.

— Toi, Malaterre, dit Triadou, tu es le fils de celui qui a tué mon oncle en 1815, voici ma main.

— Triadou, dit un vieux paysan, ton grand-père a marché contre notre commune avec les Allobroges de 93, donne-moi ta main.

Et tous venaient ainsi immoler leurs haines avec une joie enthousiaste ; l’ennemi cherchait l’ennemi pour lui pardonner et l’aimer ; tous s’embrassaient, fils de sans-culottes et fils de jéhuistes, vieux fédérés et royal-cibots de 1815[1], carlistes, paysans et moussus ; haines de familles, ressentimens des procès et des rixes, querelles d’intérêts, souvenirs des guerres civiles, anciennes et nouvelles discordes, tout était oublié, pardonné, rien ne pouvait arrêter l’élan des cœurs. Les jeunes gens échangeaient leurs cravates et leurs ceintures, les rouges contre les vertes, et les couteaux, les poudrières, les boîtes de capsules, les sifflets de chasse ; bientôt toutes les mains se rapprochèrent à la fois, et la danse commença. Jamais farandole si joyeuse ne courut dans les rues de Lamanosc, — cœurs unis, mains fraternelles. Espérit levait les bras au ciel et ne cessait de s’écrier : — Ah ! la belle amitié ! la belle amitié ! En voilà une république !

Dès l’aube cependant, la petite armée des villages se mit en marche pour venir attaquer Lamanosc. Ces trois cents hommes s’avançaient en bon ordre, par six de front, le fusil en bandoulière, le carnier à l’épaule, tambours battans. Au premier rang caracolait Sambin, entouré de quelques cavaliers montés, comme lui, sur des mulets. Sambin portait le drapeau ; comme insignes de général, il s’était attaché en sautoir une écharpe rose, frangée d’argent, conquise à la vote de Pernes ; l’écharpe bleue qui retenait son sabre était un trophée des courses d’Aubignan.

En débouchant sur la route de Vielles, la colonne se trouva en face de trois brigades de gendarmerie, rangées en bataille et barrant le passage ; en tête, le maire Tirard à cheval sur sa jument la Leydette, droit sur ses étriers, le front serré de bandeaux, le bras gauche en écharpe, rênes aux dents, un tromblon à la main. Les soldats de Sambin ne s’attendaient pas à cette rencontre, et le désordre se mit dans leurs rangs. Ces garçons étaient braves et décidés ; ils se seraient très bien battus contre leurs ennemis de Lamanosc, mais ils redoutaient d’en venir aux mains avec les cavaliers. Ceux des premières lignes s’arrêtèrent, l’arme au pied, n’osant forcer le passage el regardant comme une honte de se retirer. La queue de la colonne se jeta dans le bois qui longe la route. Par ce chemin de traverse,

  1. Jéhuistes, compagnies de Jéhu. C’est le nom qu’avaient pris, en souvenir d’un personnage biblique, les bandes de la réaction thermidorienne en Provence. Royal-cibots, royalistes de 1815, qui portaient des pommes de pin à leur chapeau.