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Huit jours de fièvre, d’entraînement irréfléchi, de démarches qui s’enchaînent irrésistiblement l’une à l’autre, ont suffi pour le conduire à ce point. Ni son père ni même sa sœur n’ont encore pu se douter de rien, et Basil, le descendant d’une des premières familles anglaises, est en présence de M. Shrewin, riche marchand de toiles, sollicitant la main de miss Margaret, la fille unique de ce négociant stupéfait.

Ce mariage cependant n’est pas chose si simple qu’il puisse se conclure ainsi, de but en blanc, sans préliminaires ni précautions. Basil, si aveuglé qu’il soit par sa folle passion, comprend et fait comprendre à son futur beau-père que des ménagemens sont dus aux préjugés froissés par l’union qu’ils projettent et dont ils discutent les bases. Le marchand de son côté, prenant avantage des concessions qui lui sont ainsi demandées, — s’il consent à un mariage secret, — n’entend laisser place à aucun malentendu, à aucun retour, à aucune de ces incertitudes qui menacent l’avenir de ces hyménées interlopes. Usant et abusant de l’ascendant que lui donnent sur Basil et son habitude de calculer et le délire du jeune amoureux, il lui dicte ses conditions. Le mariage se fera immédiatement ; mais, une fois marié, Basil donnera sa parole de ne revendiquer qu’après une année les droits qui lui sont ainsi donnés. Jusqu’à l’expiration de ce terme, il ne sera admis auprès de Margaret que sur le pied de simple prétendu, et encore les privilèges restreints de ce rôle ne lui seront-ils accordés que secrètement, à de certaines heures convenues d’avance, où la famille Sherwin fermera sa porte à toute indiscrète intrusion.

Dans le roman de M. Collins, mille détails, ingénieusement vrais, font comprendre le malaise moral de la position que s’est faite l’imprudent Basil. On assiste, pour ainsi dire heure par heure, aux tortures qui lui sont infligées, — soit lorsqu’il se retrouve en face de son père et de sa sœur, parfois inquiets du changement que, sans se l’expliquer, ils voient s’opérer en lui, — soit lorsque son amour jeune et confiant se heurte au froid égoïsme de M. Sherwin, — ou bien encore lorsque çà et là des symptômes dont la gravité lui échappe lui font vaguement pressentir que son idole, cette jeune fille aux pieds de laquelle il a si légèrement sacrifié toutes les chances d’un brillant avenir, n’est pas précisément la créature idéale qui lui était apparue, angélique et radieuse, dans le brillant azur de ses rêves. Moins épris, ou, ce qui revient au même, plus clairvoyant, il perdrait aisément les plus belles de ses illusions, mais il les garde encore presque intactes lorsque, peu de semaines après qu’il est devenu l’époux de Margaret, M. Sherwin lui présente un soir son principal commis, revenu du continent, ou cet agent était allé régler quelques affaires, et dont il l’avait déjà plusieurs fois entretenu.