Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/840

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« J’obéis encore une fois à cet étrange instinct qui me la faisait vouloir retenir dans ma main, et je la suivis, chancelant comme un homme ivre. En une minute, elle fut hors de ma portée ; l’instant d’après, elle était hors de ma vue. Je continuais d’aller cependant, et encore et toujours, devant moi, sans savoir où. J’avais perdu toute notion de temps et de distance. Quelquefois je passais et repassais à plusieurs reprises par le même circuit de rues ; quelquefois je me lançais dans la même direction, toujours tout droit. Sur tous les points de mon parcours, je me figurais qu’elle venait, l’instant d’avant, de m’y précéder, que mes pieds entraient dans la trace des siens, que je venais seulement de la laisser aller, qu’elle m’avait échappé depuis quelques minutes à peine. Dans je ne sais plus quelle grande et large rue, je me souviens d’avoir croisé deux promeneurs nocturnes ; ils s’arrêtèrent, firent volte-face, et me suivirent quelques pas durant. L’un se riait de moi, comme d’un ivrogne ; l’autre, plus sérieux, lui enjoignait de se taire. — Il avait vu, continua-t-il, ma figure en passant, à la lueur des réverbères, et certainement je n’étais pas ivre…, j’étais fou ! »

Basil, retrouvé sans connaissance sur la voie publique, est ramené chez son père. Ni ce dernier, ni Clara ne peuvent tirer, des incohérentes paroles qu’il laisse échapper pendant un long délire, aucune notion exacte de ce qui s’est passé. Livrés à mille conjectures, ils attendent sa convalescence pour provoquer de sa part quelques explications devenues indispensables. Une scène poignante est celle où le pauvre malade, défaillant encore des suites de sa fièvre, réunit tout ce qu’il a de forces pour tout avouer à son père et en appeler à sa miséricorde, mais l’orgueil patricien reçoit ici un choc trop rude pour ne pas se montrer inflexible. Domptant les instincts paternels, le fier gentilhomme ne pardonnera point à un fils qu’ont doublement déshonoré le mensonge de sa conduite et l’ignominie de sa mésalliance. Frémissant et pâle, il s’est levé. Il prend sur les rayons de sa bibliothèque le livre qu’il aime le plus après la Bible, le livre héraldique de sa famille. Chaque feuille de ce volume généalogique est consacrée à un des membres de l’antique race. Elle porte un portrait, un nom, une notice sommaire. Sur celle qui lui est consacrée, Basil a déjà sa miniature et la date de sa naissance. Le reste est en blanc ; sa vie doit y être racontée.

«… ici donc, lui dit son père, si je vous reconnais encore pour mon fils, si je regarde comme admissible que vous et votre sœur habitiez sous le même toit, il me faudra inscrire un souvenir de déshonneur et de dégradation ici que jamais, dans le cours de plusieurs siècles, on n’en a vu un pareil venir souiller ces pages. Ici, la tâche de votre indigne mariage, et celle des événemens qui l’ont suivi, inscrite de ma main, devra s’étendre sur le passé immaculé de notre race, sur tout ce qui lui reste d’honorable à espérer d’ici à ce qu’elle s’éteigne. Voilà ce qui ne saurait être. Je n’ai plus en vous ni espoir ni confiance. Je ne vois plus en vous que mon ennemi personnel et celui