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Les conditions particulières que nous avons signalées dans le climat et dans le sol, on les retrouve dans le caractère même de la race qui habite la Russie. Ces conditions ne justifient guère mieux ses tendances à la domination universelle. L’esprit d’invention paraît lui manquer, et quand les tsars ont voulu civiliser leurs sujets, c’est à des initiateurs étrangers, c’est aux sociétés occidentales qu’ils se sont adressés. Il y a dans le caractère russe tous les contrastes bizarres qu’on remarque dans les influences extérieures au milieu desquelles il est condamné à se développer. Il est propre aux grandes entreprises, mais inhabile à les continuer ; l’esprit de suite manque aux Russes, et oserons-nous ajouter que dans ce peuple pris en masse règne une légèreté fâcheuse en fait de moralité vulgaire ? Qu’on s’attende ici à toutes les disparates : tel personnage dont la vie n’aura été qu’une série de débauches se signalera un jour par un trait d’abnégation ou d’héroïsme digne d’être cité parmi les plus belles pages de l’histoire ; tel autre dont la vie aura été pure commettra en arrivant à la vieillesse quelque crime énorme digne d’un scélérat endurci. Le développement intellectuel, tel qu’on peut l’étudier dans la classe éclairée, offre les mêmes bizarreries : une singulière aptitude à s’assimiler les qualités étrangères, un esprit vif et superficiel, parfois des élans vigoureux, mais aucune persévérance, aucune profondeur[1]. Il est à remarquer que l’invention de l’imprimerie, ce puissant moteur de l’esprit humain, n’a exercé presque aucune influence en Russie. Partout ailleurs cette invention a énergiquement activé la diffusion des lumières ; en Russie, elle n’a révélé son action par aucun résultat considérable. Dans l’histoire politique, les mêmes singularités se retrouvent. Des instincts héroïques unis à d’incroyables défaillances, de grandes œuvres accomplies, d’horribles cruautés commises, c’est là ce qui distingue deux des règnes les plus mémorables de la Russie, celui d’Ivan IV et celui de Pierre le Grand. C’est dans cette alliance exceptionnelle de qualités et de défauts en apparence incompatibles qu’il faut chercher l’originalité du caractère russe, telle que l’a développée, de concert avec le système absolu, l’influence d’un climat sans analogue dans le monde.

Si l’attention se porte maintenant sur les institutions religieuses de la Russie, ici encore on verra se produire entre le peuple russe et les

  1. Les Russes ont eu des poètes éminens, quoique visiblement dominés par le mouvement des littératures étrangères. Ce qui leur fait surtout défaut, c’est la capacité scientifique. La vie intellectuelle ne réside réellement pas dans l’élément russe proprement dit, mais dans une population à demi étrangère de mœurs ou d’origine. Nous avons nous-même parcouru la Russie dans tous les sens, ayant toujours eu l’occasion de converser en allemand ou en français plutôt qu’en russe. Le seul savant mathématicien qu’ait produit la Russie, Ostrogradsky, n’était pas un Russe, mais un Petit-Russien ou sang mêlé.