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ruines, et ils ont continué à chercher et à rêver; mais les grossières multitudes, qui ne se paient pas de spéculations, ont aperçu immédiatement tout ce qu’il pouvait rendre; elles ont laissé les assemblées délibérantes se disputer sur des syllogismes constitutionnels, et se sont mises à filer du coton, à construire des chemins de fer, à élever des forges, à extraire de la houille. Elles ont trouvé dans l’industrie un but pour leur activité, une source de richesse, et elles l’ont acceptée avec transport. D’année en année, le fait a grandi, et en moins d’un demi-siècle il a envahi la société tout entière, créé des classes jusqu’alors inconnues, engendré des fortunes qu’on rêvait naguère d’aller chercher dans l’Inde, et des misères qu’on n’avait jamais vues que dans les romans picaresques de l’Espagne. L’industrie a imposé des lois à la toute-puissante révolution française, dont elle a changé la direction, et qu’elle a détournée de son point de départ; elle a fait sentir son despotisme à l’état, transformé toutes les idées en intérêts, et dit insolemment à tout ce qui vivait en dehors d’elle : «Le présent et l’avenir sont à moi, malgré tous vos efforts pour partager ma puissance ! » En vérité, les fondateurs de la société moderne, ce ne sont, comme on le dit, ni Rousseau, ni Voltaire, ni Mirabeau; ce sont Richard Arkwright et James Watt, Volta et Lavoisier.

L’industrie ayant tout envahi, il s’agit de savoir si ses usurpations sont légitimes; en d’autres termes, il est utile de rechercher ce qu’elle peut faire de nous par ce qu’elle en a déjà fait. Doit-on continuer à lui abandonner l’empire de la terre, ou doit-on chercher à le lui disputer ? Sa puissance doit-elle être partagée ? A-t-elle besoin d’un frein et d’un contrôle, et ne serait-il pas juste de lui faire signer une charte, de la forcer à accepter un gouvernement constitutionnel ? — Essayons de répondre rapidement à ces diverses questions.

L’âme humaine n’est pas aussi étroite que semblent le supposer les modernes docteurs des intérêts matériels, et il est impossible d’admettre que désormais les sociétés ne doivent plus être régies que par les besoins et les appétits. Il est également impossible de croire qu’un seul fait ou un seul principe suffise au gouvernement des sociétés. Un peuple qui en serait réduit à ne plus reconnaître qu’un certain ordre d’idées, et chez lequel il ne se passerait plus qu’un certain ordre de faits, mourrait bientôt de langueur et d’hébétement. Un principe trop prédominant engendre des résultats monstrueux et transforme la vérité elle-même en mensonge à force d’exagérer un seul côté des choses. Le cas est bien plus grave encore lorsque ce n’est plus un principe moral, mais un fait matériel qui est prédominant. Alors le monde est en proie à une démagogie spirituelle, bien plus désastreuse que l’anarchie des rues ou des assemblées. Rien n’est estimé à sa juste valeur. Ce qui est absolu est traité comme une chose relative, ce qui est principal devient