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exactement évaluées, trouve-t-il le moyen de mener même le modeste train de vie qu’il mène ? C’est un mystère, mais le diable le connaît certainement.

Ainsi ce prétendu bien-être n’est qu’un leurre et un mirage. La misère pèse dans notre société sur des classes beaucoup moins nombreuses qu’autrefois; mais en revanche la gêne s’est étendue à toutes les classes. La société moderne tout entière vit au jour le jour, et dans une condition singulièrement précaire; elle ne se soutient qu’à force d’inventions de tout genre, de crédits, de subtilités; elle amortit ses comptes, mais elle ne les éteint jamais. La vie est plus difficile dans cette société que dans aucune autre, car, en vertu de préjugés nouveaux et plus odieux que ne le furent les anciennes superstitions, la pauvreté y est généralement regardée comme une condition honteuse. Chacun s’efforce donc d’être riche ou de le paraître; le crédit, la confiance, l’honneur même sont à ce prix. On voit alors comment les expédiens les moins avouables sont nécessaires, comment le mensonge social et le charlatanisme ont pu prendre l’extension qu’ils ont aujourd’hui. Ces délits s’implantent sur ce sol moral préparé par la vanité; le dédain de la médiocrité et la soif des jouissances deviennent sa moisson naturelle, et qu’aucune autre ne pourrait remplacer. Le châtiment inévitable arrive; on voudrait détruire ces abus, et on ne le peut plus : ils sont devenus une des conditions d’existence de la société.

Voilà donc quelques-uns des résultats que nous devons à l’idolâtrie de la matière travaillée. Partout la vanité, et par suite partout la gêne, un goût égal de jouissances chez tous les individus, et par suite la nécessité des expédiens propres à satisfaire ces goûts. Cet état de choses a souvent fait naître en moi une réflexion que je soumettrai telle quelle au lecteur, et sur laquelle il portera le jugement qui lui conviendra. J’ai plus d’une fois entendu parler d’hommes distingués, et j’en ai rencontré fort peu. La même distinction (la plupart du temps distinction tout extérieure) qu’on prêtait à tel ou tel, je la rencontrais, à quelque chose près, chez quelque subalterne placé souvent au plus pas échelon de la société. Grâce en effet à ce nivellement par la vanité que nous avons signalé, il n’y a plus guère de différence entre les hommes; tous ont à peu près la même apparence, ont les mêmes goûts, et par suite partagent la même distinction banale et vulgaire.

Cette parenthèse fermée, revenons à l’influence que l’industrie a eue sur nos mœurs. C’est elle qui a créé le luxe moderne, qui arrache des cris d’admiration à tous les badauds, et qui est bien une des inventions les plus pitoyables qu’on puisse imaginer. Ce luxe n’a rien d’humain : il ne sert pas à entourer l’homme et à lui servir de cadre, il a perdu tout caractère aristocratique. Nos demeures modernes