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l’enfance, à laquelle je n’ai pu résister, quoique mon père, ma mère et mes amis aient fait tous leurs efforts pour m’en empêcher. C’était ma destinée, James, et je ne pouvais aller contre. Mon père voulait m’envoyer au collège ; il voulait faire de moi un avocat : je lui résistai de toutes mes forces. Il me dit alors que si je persistais à négliger mes études, il ferait de moi un fermier. J’aimais autant cela. Par ce moyen, j’étais débarrassé des ennuis de l’école ; mais le travail de la ferme était trop dur et trop monotone pour un garçon de mon espèce. Au lieu de travailler, je m’amusais à déclamer Shakspeare en pleins champs et à distraire en même temps une demi-douzaine de domestiques. Le bonhomme prit le parti de m’envoyer à Boston, où je fus placé dans un magasin ; mais mesurer des étoiles derrière un comptoir me parut une besogne plus ennuyeuse encore que le travail des champs. J’y restai cependant environ un an ou deux, faisant toute espèce d’étourderies qui me valaient les réprimandes de mon patron, lequel m’eût renvoyé dès le premier mois, s’il n’avait pas été un des débiteurs de mon père. Deux ans après mon arrivée à Boston, mon père mourut, et je dus revenir à la maison. Lorsque les funérailles furent faites, nous examinâmes les affaires de la famille, et il se trouva que mon père avait laissé à ma mère une jolie petite fortune. Mon frère aîné prit le gouvernement de la ferme, et il fut décidé que je retournerais à Boston comme par le passé. Je regimbais, mon frère et ma mère insistèrent, et je dus me soumettre. En route, je fis la connaissance de deux bons compagnons, comédiens de leur métier, qui s’en allaient à New-York et de là à Philadelphie donner des représentations. Leur société me plut, la mienne ne leur déplut pas, et nous fûmes bientôt amis intimes. Ils me procurèrent un engagement dans la troupe dont ils faisaient partie, et depuis cette époque j’ai, sous le nom de de Moulins, joué dans les principales villes de l’Union, non sans succès, j’ose le dire. Voilà mon quatrième engagement à New-York, et vous êtes le premier ami qui m’ait encore reconnu. Mon frère et ma mère ne savent ce que je suis devenu, et comme mes connaissances se composent de comédiens, je ne crains pas d’être découvert. Lorsque la fortune aura bien voulu me combler de ses faveurs, je reviendrai à la maison avec un nom célèbre ; je demanderai alors le pardon de ma mère et peut-être me retirerai-je du théâtre. Cependant je ne sais si je m’y résoudrai tant que je pourrai fouler les planches avec avantage. C’est pourtant une triste vie ; si elle a ses plaisirs et ses excitans, elle a bien ses peines et ses revers. Voilà ! Et maintenant, mon cher ami, je suis heureux de vous serrer les mains. Prenons ensemble un verre de vin et venez me voir au théâtre ce soir. Qu’en dites-vous ?