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presque jamais qu’à l’âge de trois ans, c’est donc 50,000 chamelles portantes que possèdent entre elles ces seules tribus : en y ajoutant 50,000 jeunes chameaux environ en élevage, le total des animaux possédés habituellement par elles s’élève donc au moins à 100,000, et je dis au moins, parce qu’elles en vendent aussi pendant l’hiver, du côté de l’Euphrate, des quantités que je ne me suis pas trouvé en position de connaître.

Le chameau étant la principale voiture d’une grande partie de l’Asie, et ne se reproduisant guère qu’au désert, dans cette demi-servitude que lui a faite l’Arabe, — dépeupler le désert, ce serait donc anéantir le commerce, et par suite l’industrie, tant manufacturière qu’agricole, d’une immense région. D’ailleurs, si du chameau nous passons à l’homme, croit-on que tout serait bénéfice dans ces transplantations du Bédouin ? Le Bédouin, réduit à la vie sédentaire, sous un toit stable, au milieu de pays riches en culture, ou pouvant le devenir, serait plus que tout autre la proie de la nostalgie et mourrait dans des proportions inconcevables. A ceux qui croiraient le contraire, je citerai les deux faits suivans, que je prends entre mille, et qui tous deux prouvent l’amour de l’Arabe nomade pour la vie errante. Un Anezi étant venu chez moi à Damas, je lui montrai en détail la maison que j’habitais, une des belles, intérieurement s’entend, entre les maisons si belles de cette ville. Je m’attendais à quelque exclamation de surprise de ne connaissais pas encore les Arabes); mais mon homme garda tout son calme et me dit d’un air dédaigneux : « Tu dois bien mal dormir ici ? — Et pourquoi ? répliquai-je. — Parce que, me répondit-il, il n’y a pas de meilleur lit qu’un tapis étendu sur l’herbe. » Dans une autre occasion, je demandai à un homme de la tribu des Rouallah ce qu’il pensait de la beauté des vergers de Damas : « Le plus beau pays du monde, me répondit-il, c’est une plaine immense couverte d’herbe et sans un seul arbre. » De telles réponses suffisent pour montrer quels liens étroits unissent les populations du désert de Syrie aux solitudes qui entourent leurs tentes et leurs troupeaux. Elles me dispensent de résumer les considérations qui précèdent, et il est aisé d’en conclure que les instincts nomades si énergiquement exprimés ne sont pas près de céder devant les efforts de l’administration turque.


P. DE SEGUR DUPEYRON.