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victimes à cette doctrine, qui fut l’idole de tous les tyrans, parce qu’elle caressait en même temps les révoltes de la raison contre la foi et les usurpations du pouvoir sur l’église.

Bientôt la contagion des mœurs romaines presse et infecte ces races jeunes et passionnées. Leur énergique vitalité tombe en proie aux caresses impures d’une civilisation décrépite. La conquête va devenir une orgie, et le monde risque d’avoir changé de maîtres sans changer de destinée. Qui donc disciplinera ces races indomptées ? Qui les façonnera au grand art de vivre et de gouverner ? Qui leur enseignera à fonder des royaumes et des sociétés ? Qui les assouplira sans les énerver ? Qui les préserver à de la contagion ? Qui les empêchera de se précipiter dans la corruption et de pourrir avant d’avoir mûri ?

Ce sera l’église, mais l’église par les moines. Du fond des déserts d’Orient et d’Afrique, Dieu fait sortir une nuée d’hommes noirs, plus intrépides et plus patiens, plus infatigables et plus durs à eux-mêmes que ne le furent jamais ni Romains ni Barbares. Ils se répandent sans bruit dans tout l’empire, et quand l’heure de sa ruine a sonné, ils sont debout en Occident comme en Orient. Les barbares arrivent, et à mesure qu’ils avancent, à côté d’eux, devant, derrière, partout où ils ont passé avec l’incendie et la mort, d’autres années viennent camper en silence ; d’autres colonies se forment, se groupent et se dévouent à réparer les misères de l’invasion et à recueillir les fruits de la victoire. Puis quand les exterminateurs auront tout envahi, tout ravagé, tout conquis, un grand homme paraîtra. Saint Benoît sera le législateur du travail, de la continence et de la pauvreté volontaire. Il comptera par milliers ses enfans, qui seront ses soldats. Il lui en viendra de parmi les Barbares : le chef même de ceux-ci se prosternera devant lui ; il le relèvera à titre de vassal et d’auxiliaire. Il écrira une règle qui pendant six siècles luira sur l’univers comme un phare de salut, et qui sera la loi, la force et la vie de ces légions pacifiques, destinées à inonder à leur tour l’Europe, mais pour la féconder, pour relever ses ruines, cultiver ses champs dévastés, peupler ses déserts et conquérir ses conquérans.

L’empire romain sans les Barbares, c’était un abîme de servitude et de corruption. Les Barbares sans les moines, c’était le chaos. Les Barbares et les moines réunis vont refaire un monde, qui s’appellera la chrétienté.


LE Cte DE MONTALEMBERT.