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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/262

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tout d’un coup parce que le vent la tourmente. Et moi aussi, j’ai eu des soupçons, mais ils me faisaient tant souffrir, que je n’ai pas voulu les garder longtemps. Tu te trouves donc bien avec moi, mon pauvre frère ? Tu sens donc que je t’aime ?

— Tu m’aimes, oui, toi seul au monde, répliqua Dindigal en se jetant dans ses bras. Mène-moi où tu voudras, bien loin d’ici… Conduis-moi comme un enfant, et j’obéirai à toutes tes volontés !

— En ce cas, dit Bettalou, qui souriait en essuyant une larme, achetons un dhôni, c’est mon idée, tu le sais bien. Nous naviguerons sur la côte, nous verrons du pays, et nous deviendrons si riches, qu’on ne se souviendra presque plus d’où nous venons.

Pendant plusieurs semaines, Palaça n’osa plus se montrer, tant elle avait peur de se retrouver en face de Dindigal. Son père ne tarda pas à la marier avec un homme de sa caste qui l’emmena aux environs d’Arcot, et elle quitta avec moins de regret qu’elle ne l’aurait cru le jardin jadis tant aimé. Le vieux cossever tomba bientôt en enfance ; il s’imaginait que les dieux s’entretenaient avec lui depuis son pèlerinage au bord du Gange, et les gens du village s’empressaient de pourvoir à tous ses besoins. De son côté, Bettalou fit l’emplette du dhôni qu’il convoitait. Sur ce bâtiment, gréé de quatre voiles, et d’un assez fort tonnage, les deux Makouas n’avaient plus les jambes incessamment balayées par l’eau de mer, comme cela leur arrivait sur le catimaron ; aussi perdirent-ils peu à peu les écailles qui décoraient la partie inférieure de leur corps. Quelquefois, à l’heure où le vent du large cesse pour faire place à la brise plus douce qui souffle sur la côte, Dindigal tombait en ses humeurs noires. Les yeux fixés sur la mer apaisée, il se rappelait les nuits mystérieuses qu’il avait passées à soigner le jardin de Palaça, et d’amers souvenirs lui revenaient au cœur. Le découragement s’emparait de lui si fortement, qu’il voulait se débarrasser de la vie. Bettalou, qui devinait ses pensées, s’approchait de lui, et disait en souriant : — Il fait bon vivre ce soir, Dindigal : si nous chantions des stances en l’honneur du dieu de l’Océan qui nous envoie ces brises de terre tout imprégnées de l’odeur des palmiers !

Dindigal, éveillé de ses sombres rêves par la voix de son frère, obéissait à ce simple appel. Ils chantaient ensemble, au balancement de la vague, quelqu’un de ces hymnes populaires que la tradition a répandus depuis tant de siècles sur tous les rivages de l’Inde. Ainsi Bettalou endormait par de douces paroles les chagrins de son frère, et dès que leurs voix s’unissaient dans un rhythme cadencé, la sérénité revenait de nouveau dans le cœur du plus jeune des deux Makouas.


THEDORE PAVIE.