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entendue, que Léonore accompagne de ses cris concentrés, après quoi Manrico répète une seconde fois aussi son éternel adieu, qui vient s’enchaîner au chœur, auquel s’ajoute la partie de Léonore, qui s’écrie avec désespoir :

Di te… di te scordarmi


« T’oublier ?… moi t’oublier ? jamais ! » en poussant de sublimes sanglots. Cela est beau, d’un grand et pathétique effet, et si M. Verdi composait souvent de pareilles scènes, il n’aurait pas d’admirateur plus enthousiaste que nous. Il est à regretter que Léonore persiste à chanter toute seule après un morceau si émouvant, et nous aurions même désiré qu’il terminât la pièce. Le duetto pour soprano et baryton que le comte chante avec Léonore, qui pour sauver son amant promet de se donner à son puissant rival, renferme quelques passages heureux ; mais nous prêterons celui, pour contralto et ténor, que la zingara et Manrico chantent dans leur cachot. L’andante en sol majeur,

Ai nostri monti
Ritorneremo…


rappelle une mélodie de Schubert. Le terzettlno entre la zingara, Manrico et Léonore, qui vient annoncer si son amant qu’il sera bientôt libre, produit de l’effet par l’originalité du rhylhme qui le caractérise, et la scène finale, où Léonore expire sous les yeux de son amant et du comte, qu’elle a trompé en s’empoisonnant plutôt que de lui appartenir, est aussi fort belle, surtout la partie de Léonore, que Mme Prezzolini joue et chante d’une manière admirable.

Nous avons signalé tout ce qu’il y a de remarquable dans l’opéra de M. Verdi que vient de représenter le Théâtre-Italien : — au premier acte un chœur, quelques passages de l’air de Léonore, la romance que chante il trovatore, et le trio final, qui rappelle celui d’Ernani sans le valoir ; — dans l’acte suivant, le chœur des bohémiens, le récit de la zingara, d’un caractère étrange et original, le bel air de baryton que chante le comte avec le chœur qui intervient, et le finale ; — au troisième acte, un trio, un air de ténor ; — au quatrième, la grande et belle scène du Miserere, quelques parties du duo entre la bohémienne et il trovatore, et la scène finale. Si maintenant nous essayons de saisir le caractère général de cette partition et de lui assigner un rang, soit dans l’œuvre de M. Verdi, soit comme une production absolue de l’art, nous dirons qu’elle ne s’élève pas au-dessus d’un mélodrame. Le style en est tendu, morcelé et très inégal ; — les phrases sont courtes, les rhythmes souvent ingénieux, mais tourmentés et visant à l’effet, les transitions brusques, l’harmonie pauvre et très peu variée. Non-seulement M. Verdi manque d’imagination, de flexibilité et de grâce, mais il ne possède point cet art suprême de développer une idée, de l’enrichir d’images accessoires, de ce superflu de la poésie que Voltaire trouvait si nécessaire à la vie. Cette vérité dramatique, dont les musiciens de génie tels que Gluck, Jomelli, Mozart, Weber, Rossini, Spontini, n’ont pas été moins préoccupés que M. Verdi en Italie, et que M. Wagner en Allemagne, serait la négation même de l’art, si on la dépouillait des ornemens de la poésie. Lorsque dans