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le Roi Lear une fille du roi refuse à son vieux père déchu ce superflu de l’existence auquel il est habitué depuis si longtemps, il répond à cette fille dénaturée : « Les besoins ne se raisonnent pas, il n’y a pas un mendiant qui n’ait du superflu. N’accorde à la nature que ce que la nature demande, et tu ravales l’homme au niveau de la bête. » Telle est aussi la réponse qu’on doit faire à ces réalistes impuissans qui voudraient ravaler l’art au niveau de la vérité prosaïque. Qu’ils aillent dans les cours d’assises ou qu’ils lisent la Gazette des Tribunaux, ils trouveront là ce qu’ils cherchent, des émotions poignantes et la vérité qu’ils aiment. L’art, c’est la poésie, l’expression de la vérité choisie.

Ce n’est pas que M. Verdi soit à confondre parmi les pionniers grossiers de la musique de l’avenir. Il est trop bien doué de certaines qualités mélodiques pour ne pas en connaître tout le prix. Il s’exagère seulement la portée de quelques sophismes qui ont cours depuis quelque temps, et il ne résiste pas assez aux tendances violentes de sa manière. Son instrumentation est toujours monotone, remplie de placage et de maigres accords qui mâchent à vide, et qu’aucun dessin mélodique ne vient relier ensemble. Toutefois nous avons remarqué dans il Trovatore plusieurs tentatives d’amélioration et comme une velléité de vouloir jeter sur le squelette harmonique une draperie mélodique, de sustenter l’orchestre par une idée. Nous ne saurions trop engager M. Verdi à persister dans cette bonne voie.

Indépendamment de l’attrait qui s’attachait à l’opéra de M. Verdi, il y avait aussi, à la première représentation, le désir d’entendre le nouveau ténor qui débutait, M. Beaucardé, qui a créé à Rome le rôle d’il trovatore. D’origine française, M. Beaucardé possède une voix gutturale d’un timbre inégal qui ne manque point de mordant, mais de flexibilité, comme tous les chanteurs qui se sont formés avec la musique de M. Verdi. Il joue avec feu, même avec exagération, et chante fort bien la romance du quatrième acte. Mme Borghi-Mammo obtient un très grand succès dans le personnage difficile de la zingara, et Mme Frezzolini est admirable, comme cantatrice et comme comédienne, dans la scène capitale du quatrième acte. Quant à M. Grazziani, qui possède une des plus belles voix de baryton qu’on puisse entendre, il chante son air du second acte de manière à laisser espérer qu’il y a en lui l’avenir d’un virtuose de premier ordre, s’il travaille.

Le succès raisonnable et modéré qu’a obtenu au Théâtre-Italien le nouvel opéra de M. Verdi nous rassure pour l’avenir, parce qu’il n’a rien de commun avec le fol engouement dont ce compositeur est l’objet au-delà des monts, et qui s’explique d’ailleurs par l’état d’exaltation morale où se trouve l’Italie, ainsi que par l’absence de toute tradition. M. Verdi aura sa place au soleil de notre civilisation, et il sera classé au-dessous de Bellini, dont il n’a pas la distinction ni la tendresse ; après Donizetti, dont il ne possède pas la maestria, le brio et la flexibilité, et à une si grande distance de Rossini, que celui-ci doit le considérer comme un barbaro.

L’Opéra vient d’obtenir un franc et légitime succès avec un joli ballet intitulé la Fonti. La Fonti était une danseuse, italienne qui, vers 1750, faisait les délices de Florence, où elle tournait, comme on dit, toutes les têtes. Éprise du comte de Monteleone. qui partage son amour jusqu’à lui offrir sa main,