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table chargée de couvertures en laine traînant jusqu’à terre. Sous cette table, on place un réchaud contenant force braise et charbon allumé. Toute la famille se range autour de la table, chaque individu ramène sur soi la couverture, cache en dessous ses mains et ses bras, et maintient son corps à la douce température de 38 ou 40 degrés Réaumur pour le moins. Les plus tristes accidens sont le résultat de cette coutume, et je me souviens encore d’avoir été réveillée, la nuit qui précéda mon départ d’Angora, par une famille éplorée m’apportant un pauvre petit malheureux qui venait de rôtir dans le tandour domestique. Le feu avait pris à ses vêtemens en laine, et on ne s’en était aperçu que lorsque le corps était devenu aussi noir que du charbon. Malgré de pareils accidens, qui se renouvellent assez souvent, les Asiatiques tiennent fort à leur tandour, moyennant lequel ils se grillent à peu de frais.

Les femmes des derviches m’accablèrent de complimens et de témoignages d’amitié, jusqu’à me forcer d’accepter une pacotille de bas et de gants de poil de chèvre d’Angora, plus un magnifique matou de l’espèce connue chez nous sous le nom de chats d’Angora. La conversation se porta naturellement sur les qualités toutes particulières des animaux de cette région de l’Asie-Mineure. C’est une chose remarquable en effet et digne d’attirer l’attention des savans d’Europe que la supériorité de la laine des animaux qui naissent dans la province d’Angora, comparée à celle des animaux du reste de l’Asie et même de tout l’univers. Les chèvres d’Angora sont les plus jolies bêtes que l’on puisse voir : leur soie, car je ne puis appeler cela de la laine, est le plus souvent blanche, quelquefois roussâtre, grise ou même noire ; mais, quelle que soit la couleur, sa finesse, son moelleux et son luisant sont toujours les mêmes. On dirait la soie la plus fine ondée ou bouclée moyennant quelque procédé nouvellement découvert. C’est avec ce poil qu’on fabrique à Angora une espèce de camelot fort estimé et qu’on tricote toute sorte de bas, mitaines, etc. Quant aux chats, quoique moins utiles, ils ne sont pourtant pas à dédaigner, pour ceux du moins qui aiment le beau, quelque part qu’il se trouve. Ces chats sont énormes, et leur corps est couvert d’un épais duvet assez semblable à celui du cygne. Leur tête est fort large, leur queue longue et fort garnie ; mais ce qu’il y a de plus charmant dans ces petits animaux, c’est la grâce de leurs mouvemens, la légèreté de leurs bonds, la rapidité de leur course, et le courage avec lequel ils soufflètent les plus gros dogues, qui d’ordinaire ne ripostent pas. Éloignez-vous de quelques lieues d’Angora : — les chèvres retrouvent leur laideur, et les matous communs reparaissent avec leur tournure vulgaire et leur caractère sournois. À Iconium seulement, les chèvres et les chats se rapprochent de ceux d’Angora, mais sans en atteindre l’incomparable beauté.