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pas ! me criait-on de tous côtés ; quel dommage ! Il est si bon et si beau ! » Et chacun de venir à lui, de le flatter et de le caresser pour lui faire oublier ma brusquerie. Il en est de même pour les animaux employés au travail de la terre. Les buffles ne travaillent qu’autant qu’ils le veulent bien, et de la manière qui leur semble préférable. Jamais le berger ne conduit son troupeau ; il le suit et le protège au besoin : aussi en est-il adoré. Il est curieux d’entendre les gens du pays converser avec les animaux. Ils parlent à chacun sa langue, c’est-à-dire qu’ils adressent à chaque animal ou plutôt à chaque espèce un certain nombre de mots n’ayant aucun sens défini parmi les hommes, mais que ces animaux entendent fort bien. Il y a un mot et une intonation particulière pour avertir les chèvres que le loup n’est pas loin, et le même avis est donné au chien avec d’autres mots et d’autres sons. « Tournez à gauche, tournez à droite, arrêtez-vous, allez en avant ; » tout cela se dit au mouton autrement qu’au cheval, autrement qu’au mulet et qu’au buffle. E sempre bene ! chacun sait ce que cela veut dire. Ces langages divers ne sauraient être composés de nuances fort délicates dans les sons ; il faut procéder à grands traits, ou pour mieux dire à grands cris. En effet, rien de plus étrange que les bruyantes modulations des laboureurs, des chasseurs, des muletiers et des bergers de l’Asie poursuivant leurs entretiens d’une montagne à l’autre, tandis que l’animal répond à sa façon. Il y aurait un dictionnaire singulier à composer, non pas de la langue que parlent ici les animaux, mais de celle qu’ils comprennent.

Il est temps de revenir à mes derviches. Ces braves gens voulaient absolument me divertir, me faire passer aussi agréablement que possible le temps de mon séjour forcé dans la ville d’Angora. La visite au couvent n’avait eu qu’un médiocre succès, et ils s’en étaient aperçus : ils songèrent donc à autre chose, et un beau matin qu’étendue sur un divan je tâchais, mais en vain, de secouer l’engourdissement et la migraine causés par la fumée de charbon sortant d’un poêle de fonte et circulant dans ma chambre close, je vis entrer un petit vieillard à manteau blanc, à barbe grise, à bonnet pointu de feutre gris entouré d’un turban vert, à l’œil vif et à la physionomie aussi bienveillante que naïve. Ce vieillard s’annonça comme le chef de certains derviches faiseurs de miracles que le grand-muphti m’envoyait, afin de me faire assister à leurs opérations. Je me confondis en remerciemens et me déclarai prête à assister au spectacle qui m’était offert. Le petit vieillard entrouvrit la porte, fit un signe, et reparut aussitôt suivi de ses disciples.

Ils étaient au nombre de huit, et il est certain que si je les eusse rencontrés pendant mon voyage au coin d’un bois, leur apparition m’eût causé peu de plaisir. Leurs vêtemens en lambeaux, leurs