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sur les bancs du sénat : qu’importent ces transformations ? Le sénateur de l’empire est toujours aux yeux du peuple russe l’homme qui a eu le malheur de tuer le poète national, et il y a un an à peine, lorsque le beau-frère de Pouchkine, avant l’ouverture de la guerre, fut envoyé en mission auprès du tsar par le gouvernement français, ce fut une occasion de réminiscences amères dans les journaux de la Russie et de l’Allemagne. Quelle devait être au jour de la catastrophe la vivacité de ces émotions que le temps n’a pu calmer !

Or, à l’heure même où le corps de Pouchkine, royalement accompagné par tout un peuple en larmes, venait de descendre dans la tombe, une voix s’éleva tout à coup pour traduire distinctement les murmures de la rue. Écoutez : quels accens ! quelles clameurs ! Jamais la ballata corse sur le cercueil d’un ami n’a poussé de pareils cris. C’est un poète de vingt-six ans qui remplit les fonctions de la voceratrice. À qui s’adresse-t-il ? Au tsar lui-même. Il se jette à ses pieds, il invoque sa vengeance : « Ô tsar ! mon tsar ! ô père des Russes ! ne le laisse pas impuni, l’aventurier qui vient d’enlever à la Russie le plus glorieux de ses enfans ! » Ce n’est pas une indignation factice qui s’exhale dans ses vers ; le poète est bien l’interprète qui convenait à de telles douleurs. Jeune, loyal, emporté, il prodigue l’insulte à l’adversaire de Pouchkine avec une sorte de rage patriotique. Ce qu’il dit, il est évident qu’il le croit. Ne lui objectez pas qu’il s’agit ici d’un combat où deux hommes s’exposaient volontairement à la mort. — Non ! ce n’est pas un duel, ce n’est pas un combat à armes égales, s’écrie le poète en ses fureurs. L’aventurier (c’est ainsi qu’il désigne celui que Pouchkine lui-même avait accepté pour beau-frère), l’aventurier a joué froidement avec ce cœur plein de passions et d’orages, comme l’Antonio de Goethe exaspérait la sensibilité du Tasse, et, assuré de l’avantage, il a conduit le malheureux à un mal inévitable. « Quel sentiment aurait pu faire trembler sa main ? Il n’a point de cœur, il n’a point de patrie ; il est venu chercher chez nous un rang, des titres, des croix, le seul bonheur qu’il comprenne. La Russie a été pour lui une seconde mère ; comment nous témoigne-t-il sa reconnaissance ? Il n’a que du dédain pour tout ce qui frappe sa vue, il méprise notre langue et nos usages, il méprise le peuple russe et n’ambitionne que les faveurs de la cour… O mon tsar ! je me jette encore à tes pieds. Vengeance ! vengeance, au nom du poète ! Que le meurtrier reçoive le châtiment de son crime ! Prête l’oreille à nos supplications, sois un juge équitable, rends un juste jugement, punis le crime !… Oui, écrase sous ton pied fort cette race de serpens, afin que les générations à venir ne poussent pas un jour des plaintes de douleur en pensant à la lâcheté de leurs pères. Si nous ne tirons pas vengeance de ce crime, il y a un