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juge éternel, il y a un juste juge qui nous lancera dans sa colère cette malédiction terrible : La source de vos chants est pour jamais tarie ! Le peuple russe n’a pas su défendre son poète, je n’enverrai plus de poète au peuple russe ! »

Ainsi s’emportait le jeune interprète de la douleur publique, pareil, je le répète, à ces chanteurs d’Ajaccio qui, le lendemain d’une vendetta, font profession de vociférer’ leurs plaintes sur le cercueil du mort, moins soucieux d’honorer la victime que de provoquer les vengeurs. Le tsar aimait Pouchkine, il avait écrit au poète mourant qu’il assurerait l’existence de sa femme ; mais cette pétition hautaine lui déplut, et il voulut savoir quel était l’homme qui avait signé de tels vers. On lui répondit que c’était un jeune officier de ses gardes, un certain Michel Lermontof, signalé déjà pour la brusquerie de son humeur et la hardiesse de ses paroles. Le tsar prit une plume et signa l’ordre d’envoyer Michel Lermontof à l’armée du Caucase.

Michel Lermontof appartenait à la haute société aristocratique, comme la plupart des poètes de son pays. Après avoir fait ses premières études, sous la direction d’un précepteur, dans la maison de son père, il était entré dans le corps des pages et avait passé de là dans la garde. C’est à peu près l’histoire de tous les jeunes seigneurs, fils de princes et de boyards ; s’il y eut dans la jeunesse du poète quelque signe particulier de son avenir, aucun témoignage n’est là pour nous le révéler. Lermontof n’a pas eu de biographe, et ses poésies seules, quoique l’auteur préfère les récits et les peintures épiques à l’expression des épanchemens intimes, ses poésies seules peuvent nous faire entrevoir ce qu’il était à la veille de cette explosion de colère qui amena son exil au Caucase. Lermontof était une âme ardente ; il étouffait dans l’atmosphère du monde officiel, et, n’y trouvant pas un domaine assez large pour son activité, il revenait volontiers à l’existence primitive du Russe et du Cosaque. La libre vie du cavalier errant à travers les steppes répondait bien aux besoins de son imagination. Que de fois, dans les entraînemens et les dégoûts d’une corruption précoce, au lieu de s’abandonner au mal avec ses compagnons, au lieu de dissimuler l’épuisement de son cœur sous le vernis d’une élégance menteuse, il s’arrachait résolument aux influences malsaines, et allait demander aux solitudes des steppes la liberté qui retrempe les forces morales ! Il avait fait plusieurs voyages au Caucase avant d’y être confiné par un ordre du maître. Les pentes du Kasbek et de l’Elborus, les vallées du Térek, les steppes de la Kabardah, c’était pour lui comme un correctif des misères de la société russe. Il s’en fallait bien cependant qu’il eût goûté tous les fruits de la vie active. Quand il reparaissait dans le monde, il y rapportait