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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/517

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Jeune Tcherkesse, der Tcherkessenknabe) peint admirablement cet invincible amour qui enchaîne le Tcherkesse au sol de ces montagnes. L’enfant d’un Tcherkesse a été pris par les Russes et confié aux moines d’un couvent. C’est en vain qu’on lui prodigue tous les soins, en vain qu’un vieux moine se dévoue à son éducation avec la sollicitude d’un père : l’enfant conserve l’ineffaçable souvenir des premières images qui ont frappé ses yeux. À mesure qu’il grandit, ses souvenirs grandissent avec lui. Ce qui n’était qu’un instinct devient une idée précise ; on dirait qu’en interrogeant sa pensée, il y retrouve des sentimens qu’il n’a pas éprouvés lui-même, mais qui sont comme les traditions de son sang et de sa race. Sait-il ce que c’est que l’indépendance du chef tcherkesse dans ses retraites escarpées ? Il le devine, et au moment même où il semble écouter avec calme les pieuses exhortations du moine, il entend retentir toutes les voix de la montagne qui l’appellent par son nom. La veille du jour où il doit s’engager dans la milice du cloître, le jeune Tcherkesse s’est enfui comme le lion qui brise sa chaîne. Retrouvera-t-il sa tribu dans la montagne immense ? Faible, sans armes, exténué par cette vie d’inaction, il a tenté une entreprise au-dessus de ses forces. Que de luttes contre la fatigue, contre le froid de la nuit, contre les serpens et les bêtes féroces ! On le trouve un jour à moitié mort dans un ravin, on le ramène au couvent, et c’est là qu’avant de rendre le dernier soupir, toujours fier et indomptable, il raconte ses aventures au vieux moine qui n’a pas réussi à transformer son enfance. Tout ce récit est d’une singulière beauté. Il y a surtout un combat du jeune Tcherkesse avec un tigre qui révèle la main d’un maître. C’est bien là de la poésie primitive, non pas de cette grande poésie homérique à laquelle il ne faut rien comparer pour l’union de la sérénité et de la force, mais de cette poésie particulière à l’héroïque enfance des nations modernes ; on dirait un fragment du Poème du Ciel ou de la Chanson de Roland.

Cette sympathie de soldat et d’artiste qu’il éprouve pour les Tcherkesses et les Lesghes, Lermontof, nous l’avons dit, ne la refuse pas à ses compagnons d’armes, mais ce n’est jamais le patriotisme qui l’inspire. La sainte Russie n’est pas l’objet de son enthousiasme, et si le lendemain de quelque chaude rencontre avec l’ennemi il décrit les scènes auxquelles il a pris part, c’est l’homme seul qui l’intéresse sous ces costumes différens, l’homme d’action, l’homme de guerre, celui qui ose provoquer le jugement de Dieu dans ces grands duels de peuple à peuple. Indépendamment de la cause qui arme les combattans, il semble apprécier pour elle-même cette situation violente où l’homme déploie toutes ses ressources et révèle tout ce qu’il vaut. On dirait parfois que cette surexcitation des forces humaines a pour