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l’arène ! Celui de vous qui sera vainqueur recevra une récompense du tsar ; celui qui sera vaincu, notre Seigneur Dieu lui pardonnera ! »

« Aussitôt le bardi Kiribéjevitch s’avance ; il s’incline jusqu’à la ceinture devant le tsar, puis il enlève de ses larges épaules sa pelisse de velours, met son poing droit sur sa hanche, ôte de sa main gauche sa casquette richement ornée et attend ainsi qu’un adversaire se présente. Trois fois la proclamation retentit, mais les lutteurs ont beau se désigner, s’exciter silencieusement les uns les autres, aucun d’eux ne relève le défi. Tous sont là, immobiles et muets.

« Le garde du corps va et vient dans l’arène et fait honte aux lutteurs assemblés : — Eh bien ! que faites-vous là ? Avez-vous peur ? N’y a-t-il personne qui ose affronter mon poing pour le divertissement du tsar orthodoxe ?…

« Tout à coup la foule s’entr’ouvre, et Stephan Paramonovitch s’élance, Stephan, le jeune marchand, le hardi compagnon dont le nom de famille est Kalachnikov. Il s’incline profondément devant le tsar terrible, puis devant le blanc Kremlin et les saintes églises, puis enfin devant toute l’assemblée du peuple moscovite. Une flamme sauvage éclate dans son œil d’aigle ; il regarde fixement le garde du corps, se pose fièrement en face de lui, met ses rudes gants de lutteur, dégage ses épaules robustes et caresse les boucles de sa barbe frisée.

« Alors Kiribéjevitch lui parle ainsi : — Dis-moi d’abord, hardi compagnon, de quelle race tu es et comment l’on t’appelle, afin que l’on sache à qui préparer le service des morts, et afin que je connaisse par son nom celui que j’aurai vaincu.

« Et Stephan Paramonovitch lui- répond : — Je m’appelle de mon nom Stephan Kalachnikov, je suis né de parens honnêtes, et j’ai toujours vécu selon la loi de Dieu. Je n’ai jamais outragé la femme de mon voisin, je ne me suis jamais glissé comme un voleur dans l’ombre de la nuit, je n’ai jamais eu peur de la lumière du jour… Tu as dit vrai : pour l’un de nous deux on célébrera le service des morts, et pas plus tard que demain, et l’un de nous deux se félicitera de sa victoire avec ses hardis compagnons attablés au festin joyeux… Mais ce n’est pas le moment de railler, ce n’est pas l’heure des sarcasmes et des injures ; je suis venu à toi, fils de païen, pour un combat à mort.

« Lorsque Kiribéjevitch entendit ces paroles, son visage devint pâle comme la neige, ses yeux étincelans s’assombrirent, un frisson glacial parcourut tout son corps, et la parole mourut sur ses lèvres entr’ouvertes.

« Silencieux, les deux lutteurs s’approchent, et le terrible combat, combat chevaleresque commence.

« Kiribéjevitch lève la main le premier ; il porte un coup à Kalachnikov et l’atteint en pleine poitrine. La vaillante poitrine retentit, et Stephan chancelle en arrière. Il portait sur son cœur une croix de métal ornée des saintes reliques de Kiev ; la croix, tordue sous le coup, entra profondément dans la chair et le sang coula à flots épais. — Tant pis pour le vaincu ! se disait à lui-même Stephan Paramonovitch, je combattrai aussi longtemps que j’aurai quelque vigueur dans le bras. — Alors il se redresse, il se