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d’Ense, est à coup sûr un tableau très dramatique du Caucase, un tableau qui complète les poétiques études de l’auteur, et qu’il faut placer auprès d’Hadschi-Abrek et d’Ismaïl-Bey. L’épisode intitulé Taman, esquisse rapide d’un petit port russe sur la Mer-Noire habité par une population de bandits, est tracé d’une main vigoureuse ; cependant, si l’on cherche la pensée morale du romancier, on a peine à se rendre compte des sentimens qui ont conduit sa plume. Est-ce une peinture complaisante de l’orgueil ? est-ce au contraire un acte d’accusation ou un cri de repentir ? Il y a peut-être toutes ces inspirations à la fois. Petchorin, — c’est ce héros de notre temps, — est au premier aspect un triste personnage ; il est jeune, il est brave, il a maintes qualités qui révèlent le fils d’une race privilégiée et séduisent immédiatement les cœurs ; mais le monde entier n’est pour lui qu’un objet de mépris, et cette vie ne vaut pas la peine qu’il déploie les dons qu’il a reçus. Cet homme qui n’a qu’à se montrer pour inspirer des amitiés si fidèles et de si ardens amours, il outrage insolemment l’amour et l’amitié. Ce n’est pas une méchanceté de parti pris, c’est une sorte d’insouciance superbe. « Est-ce que tu te nourris de larmes, lui demande l’auteur avec Shakspeare, pour en faire ainsi verser des torrens ? »

Dost thou drink tears, that thou provok’st such weeping ?

Non, il ne se nourrit pas de larmes, il aime seulement à constater sa force, et, satisfait de se sentir supérieur aux autres hommes, il est trop indolent pour donner un but sérieux à sa vie. Comment pourrait-il aimer ? C’est à peine s’il s’aperçoit du dévouement obstiné qui s’attache à ses pas. On dirait parfois un souvenir de ces personnages de Byron, qui ont tant d’attraits pour certains écrivains de l’aristocratie russe, et dont l’influence, je l’ai dit, est visible çà et là dans les vers de Lermontof. Prenez garde cependant, ce n’est pas la mélancolie hautaine du poète anglais, ce sont des sentimens bien russes qui s’agitent dans cette âme mystérieuse. Je reconnais ici l’homme qui sent en lui des facultés puissantes et qui se sait condamné à l’inaction. Il y a, dit-on, au sein de la nation russe une ambition à la fois ardente et patiente qui sert merveilleusement la politique des tsars. Le peuple russe croit que son heure est venue de jouer un rôle sur la scène du monde, et comme le tsar est le représentant de ces secrets et unanimes désirs de la foule, l’espoir que ces désirs triompheront par lui contribue à maintenir le fanatique respect du pouvoir absolu. Mais figurez-vous ces ardeurs chez des âmes d’élite capables d’agir par elles-mêmes ! Elles ont l’excitation commune à tous ; elles n’ont pas la foi politique qui enseigne la patience ; elles veulent agir, elles veulent prendre part à l’œuvre de la