Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/557

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui êtes la police : triste rôle lorsque l’on n’a derrière soi aucun de ceux que l’on est censé défendre, lorsque ceux qui vous délivrent un mandat d’arrêt contre nos ouvrages en ont tous un exemplaire dans leur poche ! » Il y avait du vrai dans ces boutades, quoiqu’il ne soit jamais permis à l’écrivain réellement honnête de rompre avec le bien sous prétexte que ses lecteurs capitulent avec le mal. Figurez-vous un jeune homme pauvre, ayant ou croyant avoir du talent, et arrivant à Paris pendant ces années qui furent justement celles où débuta M. Charles de Bernard. Ce jeune homme vient du fond de sa province, où il a lu et pris au sérieux les anathèmes fulminés contre la mauvaise littérature : il s’imagine, dans sa candeur, qu’il lui suffira de rester fidèle aux saines doctrines de la morale et du goût pour être soutenu, fêté, enrichi, ou du moins pour gagner de quoi vivre. Il regarde autour de lui et il reconnaît qu’il s’est trompé. Que voulez-vous qu’il pense et qu’il fasse ? Montez, lui dira-t-on, dans une mansarde ; vivez de peu ; acceptez résolument le froid, la soif et la faim ; mortifiez en vous tout ce qui n’est pas abnégation, renoncement matériel et moral. — Cela est bientôt dit, et le culte de la mansarde est d’une prédication facile, surtout lorsqu’on a soi-même un château et un hôtel. Eh bien ! j’y consens encore ; j’admets que les préoccupations de lucre et d’argent soient indignes de l’écrivain et de l’artiste véritables ; je suppose qu’ils naissent tous avec vingt-cinq mille livres de rente, ou qu’ils ont lu de bonne heure le traité de Sénèque sur le mépris des richesses. J’oublie que ces natures délicates, fines, nerveuses, ardentes, aussi promptes à s’exalter qu’à s’abattre, sont justement celles qui ressentent le plus vivement les privations et les souffrances de la pauvreté. — Mais, encore une fois, la vanité, l’amour-propre, ce besoin de succès et de bruit, cette ambition de célébrité et d’hommages qui, vous le savez et vous le dites, fait le fond de ces caractères, — les condamnerez-vous aussi à la faim, à la soif, au renoncement continu, à l’abnégation chronique ? Il est triste et dangereux, soyez-en sûr, de pouvoir se dire chaque matin : Je n’aurais qu’à changer de manière et de milieu pour avoir plus d’éclat et faire plus de bruit. Il y a là de quoi déconcerter bien des consciences, fatiguer bien des courages, et c’est en face de cette idée dissolvante que se trouvaient, à l’époque dont nous parlons, les hommes tels que M. Charles de Bernard. Eussent-ils voulu réagir, diriger le roman dans d’autres voies, le ramener à des conditions de sobriété, de précision, de sévère et exquise justesse, le public n’aurait probablement pas récompensé leurs efforts. Heureux encore Charles de Bernard, dans cette espèce de désarroi littéraire, d’avoir rencontré çà et là, à mi-côte, quelques aimables et sûrs abris,