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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/613

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seur de torts, — le galant Cartouche, le sentimental Schinderhannes, — a également disparu. Le crime a perdu son aristocratie et végète, comme la société elle-même, en pleine démocratie. Les brigands ont de nos jours des allures fort peu poétiques, et n’ont point les goûts des dandies. Ils sont peu aventureux d’ailleurs, aiment le repos, sont rangés, et ne courent ni les bois ni les grandes routes. Tout s’en va, hélas ! et le chevalier d’industrie lui-même, le coquin, n’est plus ce qu’il était, autrefois. Où êtes-vous, escrocs du dernier siècle ? ô Casanova ! ô Cagliostro ! ô Morande ! hommes de tant de ressources, vous qui aviez élevé la friponnerie à la hauteur d’un art ! Et vos dupes elles-mêmes, où sont-elles ? Où sont le sénateur Bragadini, la marquise d’Urfé, le cardinal de Rohan ? Allons, tout s’est abaissé ; il faut en prendre son parti.

Jadis aussi il existait des nations entières qui étaient fort pittoresques, — la Turquie, l’Inde, la Chine. Le Turc était un être bien bizarre avec son turban, ses pantalons flottans, ses pipes et son harem ; mais le sultan Mahmoud est venu, et tout a disparu. L’Inde est finie à jamais ; les sutties ont été abolies, les veuves ne se brûlent plus aux funérailles de leurs époux, et il y a déjà près de vingt ans que le dernier bûcher a été allumé. On n’y sacrifie plus même secrètement de victimes humaines aux idoles à deux têtes et à dix bras ; le dieu Jaggernaut n’y trouve plus de martyrs ; la protestante Angleterre a trouvé bon de mettre fin à ces excès de pittoresque et de couleur locale. Il restait deux pays fermés et inaccessibles, — la Chine et le Japon, — et la civilisation, sans pitié et sans honte, s’est attribué le droit d’y pénétrer par la force et par la ruse. Il est fini, ce monde oriental, jadis foyer de lumières, depuis des siècles foyer pestilentiel, antique réceptacle des vieilleries sanglantes, des superstitions homicides, de la fainéantise philosophique, de la lâcheté machiavélique. L’empire de l’activité libre étreint et enserre de toutes parts l’empire du fatalisme. Il disparaît d’heure en heure, ce monde horriblement poétique, dernière ressource des arts qui n’ont plus rien à faire et pays de prédilection des esprits qui n’ont rien à dire. Puisse-t-il ne jamais plus revivre, et puissent ses populaces, qui se comptent par millions, s’élever à une civilisation qui ne semble point faite pour elles ! C’est le seul vœu que nous puissions raisonnablement et charitablement faire pour le pays des pagodes et des mosquées, des dragons volans et des peintures sans perspective, dont la perte ne nous causera aucun regret. Le dernier droit que ce vieil Orient ait à faire valoir, c’est le droit à un musée dans lequel on conservera des échantillons de son habileté puérile, de ses splendides enfantillages et de ses luxueuses sénilités. Qu’on le lui accorde, et qu’il ne soit plus question de lui !