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exécutée, et le malheureux fut abandonné a sa terrible destinée. Un des pirates, par compassion, déposa à portée de sa main plusieurs bouteilles de gin, soit pour égayer ses derniers instans, soit pour le rendre insensible ; mais sa fin fut rapide. Le lendemain, l’homme de garde le trouva mort avec six bouteilles vides à ses côtés. On refusa la sépulture à ses restes, et on laissa pourrir au soleil son corps, rongé par les insectes engendrés par sa propre putréfaction. » Telles étaient les mœurs des pirates entre les mains desquels Théodore Canot était tombé. Du reste excellente cuisine, vie joyeuse, noces et festins, aventures émouvantes, bonnes prises, rien ne manquait de ce qui peut faire agréablement passer le temps à un désœuvré, rien, si ce n’est la crainte permanente de la justice humaine et de la potence.

Enfin don Rafaël mit un jour dans la main de Théodore cent vingt-cinq dollars. « Prenez cet argent, lui dit-il ; il n’a pas été acheté au prix du sang. Allez à Régla ; je vous ai recommandé à un ami ; faites fortune, et que Dieu vous aide ! » Théodore partit avec empressement, et, en sortant de la compagnie des pirates, alla presque immédiatement s’embarquer sur un navire négrier qui se rendait à la côte d’Afrique, où il arriva après avoir eu à lutter contre la révolte d’une partie de son équipage. Aussitôt après son débarquement, il se rendit à la résidence d’un trafiquant d’esclaves et autres denrées africaines, dont le vrai nom était M. Ormond, mais que les naturels du pays désignaient sous celui de Mongo-John.

M. Ormond ou Mongo-John devait le jour à l’accouplement d’un riche marchand d’esclaves de Liverpool et de la fille d’un chef nègre des bords du Rio-Pongo. Son père, qui adorait ce rejeton de ses amours africaines, l’avait fait élever avec soin en Angleterre. Après la mort de son père, le jeune Ormond, laissé sans fortune, était revenu en Afrique revendiquer ses propriétés, dont il prit possession sans difficultés et où il s’établit. Son influence devint bientôt toute-puissante, et il acquit le titre de mongo ou chef de la rivière. En peu d’années, Ormond devint non-seulement un riche marchand, mais un mongo très populaire parmi les tribus foullahs et mandingues. Les petits chefs dont le territoire bordait la mer lui donnaient le titre de roi, et, connaissant ses goûts mormoniques, avaient soin de fournir à son harem leurs plus belles filles, comme le gage le plus précieux de leur amitié et de leur fidélité. À l’époque où Théodore Canot le visita, Ormond était engourdi par la sensualité et la prospérité ; il était devenu si voluptueux, qu’il ne pouvait se résoudre à faire ses comptes ni souffrir qu’on lui en parlât. Sa riche maison était au pillage, et le mongo se laissait voler avec une parfaite insouciance. Il vivait, au milieu de sa demeure, plongé dans un assoupissement