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régionnaires, on parvient à se faire une idée assez exacte de la topographie monumentale de l’ancienne Rome. Peu à peu on s’accoutume à voir en esprit ce qui n’existe plus pour les yeux, et l’on se sent comme transporté dans cette cité qu’on a refaite avec des textes et des débris. Si alors on reprend ces promenades dont à Rome on ne se lasse jamais, au milieu des ruelles, des places, des carrefours, les temples, les portiques, les théâtres, les amphithéâtres, les mausolées se dressent dans votre pensée. La foule qui vous entoure fait place à celle qui circulait au même endroit il y a deux mille ans. Vous suivez cette foule qui va voter dans les septa, saluer les triomphateurs au Capitole, contempler les courses du Cirque, les jeux sanglans du Colisée, ou bien se promener sous le portique de Pompée, errer dans le grand bois qui entoure le mausolée d’Auguste. Le présent a disparu, les fantômes du passé finissent par vous obséder et se mettre entre vous et la réalité. Vous étiez sorti pour aller voir des amis via Baboino, et voilà que vous rencontrez sur votre route le tombeau de Sylla; vous alliez lire le journal à la place d’Espagne, et vous y trouvez le monument de Marins; vous aviez le projet de visiter dans l’intérieur de la ville la galerie d’un prince romain, mais vos études et vos souvenirs vous reviennent en mémoire, et il n’y a plus ni galerie ni prince romain; il n’y a que le Champ-de-Mars où l’on célèbre sur de vertes pelouses les jeux équestres, où les belles dames de la Rome impériale viennent se promener parmi les fontaines et les ombrages. Dans les parties les plus dénuées aujourd’hui de monumens, vous allez, grâce à une hallucination savante, de monument en monument; vous longez les colonnades, vous passez sous les arcs de triomphe, et devant vous les édifices distribués sur les pentes des collines s’étagent les uns au-dessus des autres et pyramident dans les airs. Cette rue sale et mal pavée est remplacée par l’élégant quartier des Carines, ces échoppes de l’Esquilin par la maison de Mécène, ces bouges fiévreux par les forums splendides d’Auguste et de César. On marche au sein d’un rêve magnifique à travers une réalité misérable : homme du XIXe siècle, on habite à son choix la Rome d’Évandre, de Tarquin, de Scipion, d’Auguste ou d’Aurélien. Cette promenade à travers les âges successifs de Rome est celle que nous allons entreprendre, en commençant par l’époque reculée et obscure où la ville qui devait conquérir le monde naissait dans l’ombre sans que le monde s’en aperçût.