Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/742

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

devait pas amnistier, il est demeuré solitaire et vrai. Il n’a consulté que son cœur, il n’a interrogé que ses souvenirs personnels, et son cœur lui a suggéré des pensées touchantes, dont toutes les femmes se sont émues, qui ont ravi tous les esprits éclairés. M. Brizeux, par un bonheur singulier, plaît aux âmes qui se contentent de sentir et n’ont pas bu à la source de la science, et charme en même temps les âmes studieuses à qui le présent ne suffit pas, et qui, pour échapper aux misères de la vie personnelle, éprouvent le besoin de se rejeter dans le passé.

Pour ceux qui connaissent l’histoire littéraire de notre temps, c’est là certainement une condition privilégiée. Nous avons vu depuis vingt ans bien des noms glorifiés et oubliés. M. Brizeux, qui publiait ses premiers vers en septembre 1831, garde encore aujourd’hui le rang conquis par le pieux amant de Marie. Pourquoi, sinon parce qu’il est toujours demeuré fidèle au culte de la vérité ? En exprimant cette pensée, j’ai l’air de ressasser tout bonnement un lieu-commun, et pourtant, si l’on prend la peine de peser les mots, on verra que mon affirmation n’a rien de banal, car, je le dis avec tristesse, avec une sincère conviction, parmi tous les poètes d’aujourd’hui, j’en connais bien peu qui méritent un pareil éloge. Il s’en rencontre plus d’un sans doute qui, dans le maniement du langage, dans le choix des épithètes, des images et des rimes, a montré plus d’adresse et d’habileté; à l’exception de Lamartine et de Béranger, je n’en sais pas un qui offre à l’esprit une nourriture plus substantielle, qui suscite un plus grand nombre de pensées, qui résiste mieux à l’examen. On peut ne pas partager toutes les prédilections de M. Brizeux; la dissidence en pareil cas n’équivaut pas à l’hostilité. Quoi qu’on pense, on est obligé de s’incliner devant la sincérité de ses convictions. Qu’on le blâme ou qu’on l’approuve, bon gré mal gré, il faut accepter ses vers comme l’expression d’une pensée réelle. Or je le demande à tous ceux qui ont suivi jour par jour toutes les évolutions de notre littérature depuis trente ans, la liste des pensées réelles est-elle bien nombreuse ? La réponse n’est pas difficile à prévoir, et je n’ai pas besoin de la formuler.

Il existe en effet deux genres de littérature profondément distincts, et à mesure que les livres se multiplient par les progrès mécaniques de l’imprimerie, l’intervalle qui les sépare s’agrandit de plus en plus. L’un relève du cœur, de l’intelligence, de la vie personnelle; c’est à ce genre qu’appartiennent les œuvres durables. Pour aborder ce genre, il est nécessaire d’avoir pensé par soi-même, d’avoir vu de ses yeux, ou mieux encore, d’avoir connu directement les angoisses des passions, les espérances décevantes et les regrets amers dont se compose la vie du cœur. Ce genre, je dois le dire sans crainte d’être