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effet la fraîcheur et la grâce de l’idylle, ou bien la tristesse et la gravité de l’élégie. Les éloges n’ont pas manqué à M. Brizeux. Son nom est devenu célèbre parmi les amis de la poésie. Il me semble pourtant qu’on n’a pas assez insisté sur le caractère particulier du thème développé par lui. Marie, la jeune fille qu’il aime et qu’il chante, dont il raconte avec un soin fervent les moindres actions, ne peut être confondue dans la foule des femmes célébrées par les poètes. Aimée, adorée par un esprit qui sait parler la langue divine, elle ne lira jamais les vers écrits pour elle, les vers qu’elle a inspirés. Le point capital sur lequel les admirateurs de M. Brizeux ont négligé d’appeler l’attention, — car il faut bien dire pourquoi Marie ne lira jamais les vers consacrés à sa louange, — c’est qu’elle est née, c’est qu’elle a grandi, c’est qu’elle vivra dans l’ignorance : elle ne sait pas lire, et ne connaît pas même par l’oreille la langue de son adorateur. Que les gens du monde sourient tout à leur aise, que les oisifs et les beaux esprits, délices des salons, prodiguent la raillerie à cet amour étrange, pour ma part je ne m’en étonnerai pas. Je conçois sans peine qu’il ne rencontre pas de nombreux adeptes, qu’il ne fasse pas école : il est dans la nature humaine d’aimer pour être aimé. L’affection la plus vive, lorsqu’elle n’est pas récompensée par une affection pareille, ne tarde pas à se lasser. C’est là ce que j’appellerai la condition vulgaire. Cependant, pour ceux qui ont pris la peine d’étudier les maladies du cœur dans leurs formes les plus secrètes, il existe une autre sorte d’amour qui semble se nourrir de lui-même et se passer de récompense. Que ce soit une folie, je le veux bien ; que les disciples de Pétrarque, épris d’une passion sans espérance, ou abusés par une espérance qui ne doit jamais se réaliser, prennent rang parmi les faibles d’esprit, et ne soient aux yeux des hommes vivant de la vie ordinaire que de simples enfans, ce n’est pas moi qui chercherai à le nier. Je reconnais volontiers qu’il est plus sage d’aimer pour être aimé, que les passions sans espérance, qu’aucun signe, aucune parole ne vient encourager, sont des plaies dangereuses contre lesquelles on. doit se tenir en garde ; mais je suis bien obligé d’avouer que ces maladies, confondues par la foule avec la folie, se rencontrent parfois chez des âmes d’élite. Si c’est là une preuve de folie, si tous ceux qui aiment sans espoir d’être aimés sont vraiment privés de raison à l’heure où ils parlent de leur amour, confessons pourtant que cette folie amoureuse n’enlève rien à l’énergie, à l’élévation de leurs facultés. Pour eux, aimer n’est pas seulement un désir qui appelle le bonheur ; c’est une ferveur qui trouve en elle-même sa propre joie.

Les amans de cette sorte, qui reconnaissent pour chef l’amant de Laure de Noves, sont de la famille des mystiques. Ils adorent la