Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/747

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

créature humaine, comme les mystiques adorent Dieu. L’amour est pour eux tout à la fois une aspiration et une nourriture. A ne considérer que l’organisation humaine et la soif impérieuse des sens, ces amans singuliers sont dignes de compassion, car ils se consument dans une ardeur qu’aucune source vive ne vient apaiser; mais si l’on sort du domaine des sens pour entrer dans le domaine de la pensée, on s’aperçoit bientôt qu’ils ne sont pas à plaindre autant qu’on le croit. Ils soupirent, dites-vous, pour une idole sourde, ils brûlent un encens assidu devant une divinité muette; mais s’ils n’ont pas la récompense de leur affection, si leurs désirs demeurent inaccomplis, si leurs espérances, tantôt vives, tantôt défaillantes, ne doivent jamais se réaliser, ils ne connaissent pas la déception, ils ne sont pas condamnés à pleurer, comme une promesse mensongère, la femme qu’ils tiennent entre leurs bras, à rougir comme d’une honte de l’affection qu’ils ont prodiguée. Les mortes ne sont pas seulement celles qui quittent la terre; il faut aussi ranger parmi les mortes celles que nous avons entourées d’amour, que nous avons admirées comme des perles sans tache, que nous avons révérées comme des âmes candides et pures, et qui, après s’être livrées à nos caresses, se révèlent à nous dans toutes leurs misères. Nous pensions avoir recueilli la récompense de notre affection, et voilà que nous sommes forcés de pleurer sur notre bonheur. La possession, que nos désirs appelaient jour et nuit, que nous implorions par nos prières, n’est plus pour nous qu’un sujet d’épouvante; car si la tendresse d’une femme aimée est la plus grande joie que l’homme puisse rêver sur la terre, il n’y a pas de tristesse plus profonde, plus amère, plus poignante que l’accomplissement d’un désir dont la vanité frappe nos yeux. L’ivresse des sens une fois épuisée, quand nous trouvons l’égoïsme le plus grossier dans le cœur où nous espérions trouver le dévouement et l’abnégation, nous regrettons trop tard l’accomplissement de nos désirs. Les amans mystiques n’ont pas à redouter de pareils mécomptes. Ceux qui aiment sans espoir de récompense, qui aiment pour aimer, sont à l’abri de ces cruelles déceptions. Il ne faut donc pas les plaindre, il ne faut pas leur prodiguer la compassion comme à de pauvres fous. Ils méritent peut-être le nom de sages, puisqu’ils naviguent loin des écueils, puisqu’ils marchent loin des orages et trouvent dans l’adoration même un salaire qui suffit à leurs désirs. C’est à eux peut-être qu’il appartiendrait de nous prendre en pitié. Je suis donc loin de considérer le poème de Marie comme la révélation d’une passion puérile. Si les sonnets de Pétrarque pour Laure de Noves m’inspirent une profonde admiration, un respect sincère, les élégies écrites par M. Brizeux pour chanter une femme qui ne sait pas lire n’excitent pas chez moi une sympathie moins vive.