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le propre domaine de l’exécution. Les premières études topographiques aspiraient visiblement à faire tout plier sous une règle uniforme. Dès que la fameuse loi du 27 juin 1833, qui consacrait près de 100 millions à des travaux publics extraordinaires, eut affecté 500,000 francs à l’étude des voies ferrées, on se mit à explorer en tout sens le territoire national. Des nivellemens eurent lieu sur une étendue de plus de 10,000 kilomètres; les lignes ferrées qu’on esquissa s’étendaient sur 3,600 kilomètres, et les dépenses projetées atteignaient un milliard de francs. Pour arriver à des résultats aussi vastes avec des moyens financiers aussi restreints, les ingénieurs des ponts et chaussées avaient dû procéder avec autant d’économie que d’activité; mais, pour un début, le travail n’embrassait-il pas un ensemble trop considérable ? Une tâche conçue dans des proportions aussi gigantesques ne pouvait manquer d’effrayer de nombreux intérêts. Plus elle était grande et plus on serait enclin à en reléguer l’exécution dans la région des rêves. Certes c’est alors ou jamais qu’il aurait été utile de concentrer ses efforts sur des points très circonscrits. Rien de moins propre à déterminer l’action des volontés que de placer trop loin le but à atteindre.

La cause de lenteur provenant de l’immensité de ces plans fut encore secondée dans son action par nos habitudes nationales en fait de travaux publics. Nous n’étions pas autant que d’autres peuples, les Anglais par exemple, façonnés à la pratique de l’association; nous ressentions au contraire, à l’endroit des compagnies, des défiances traditionnelles fort jalouses dont nous ne sommes pas encore affranchis. Nous semblions préoccupés non de la pensée que les compagnies pourraient se trouver dans l’impuissance de conduire à bonne fin la tâche par elles entreprise, mais de la crainte que ces compagnies ne gagnassent trop. En France plus peut-être qu’ailleurs, on voit avec une certaine peine les autres s’enrichir, même quand ils s’enrichissent en nous rendant service. De plus, très craintifs de leur nature, quoique très susceptibles d’engouement quand les esprits sont surexcités par l’appât d’un gain immédiat, nos capitaux répugnaient à se lancer dans des spéculations aussi nouvelles que les chemins de fer, et dans lesquelles le bénéfice devait naturellement se faire attendre. Sous d’autres rapports, notre situation n’était pas non plus aussi favorable que celle de nos voisins les Anglais. Le taux de l’intérêt de l’argent était chez nous plus élevé, le fer coûtait davantage. Traversé çà et là par des chaînes de montagnes, et à chaque pas par des coteaux et des collines, le sol de notre pays n’offrait pas autant de facilité que le sol de l’Angleterre pour le tracé des lignes et la pose des rails. Les populations anglaises sont plus agglomérées, puisque sur une étendue de 9,721 lieues carrées l’Angleterre proprement dite compte 16 millions d’habitans, c’est-à-dire 1,645 habitans par lieue carrée, tandis que la France, sur 34,512 lieues, ne renferme que 35 millions d’habitans, c’est-à-dire 1,014 habitans par lieue carrée. Ajoutez des appréhensions plus répandues en France sur les dangers que présenteraient les nouveaux moyens de communication; ajoutez l’influence des rivalités locales, qui ne pouvaient naître là où les compagnies choisissaient elles-mêmes, comme au-delà du détroit, leurs tracés et leur parcours, et vous comprendrez pourquoi nous avons été bien plus longtemps que le peuple anglais à nous mettre sérieusement à l’œuvre.