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fatigué. Grâce à Dieu, pourtant j’en viens à bout. » Elle en vint à bout en effet, et le 21 juin 1688, sa fille épousa le jeune lord Cavendish, qui partit presque aussitôt pour voyager quelque temps sur le continent.

A en juger par les apparences, on pourrait croire que lady Russell vivait strictement renfermée dans la vie privée, dans ses souvenirs doux et cruels, ses pensées pieuses, ses devoirs et ses soins de famille. On se tromperait. Ce n’était pas un esprit naturellement très varié ni très fécond, ni spontanément enclin à chercher et à trouver partout des sujets de mouvement et d’intérêt. Laissée à elle-même et à une vie ordinaire, elle serait peut être restée étrangère aux grandes idées et aux grandes affaires de son temps; mais elle y était entrée à la suite de son mari, par sympathie pour lui, et avec un esprit capable de comprendre et de goûter tout ce qui était grand. Elle demeura fidèle à la cause de lord Russell comme à sa mémoire, et constamment préoccupée, dans son isolement, de ces mêmes questions, de ces mêmes libertés religieuses et politiques qui auraient fait, s’il eût toujours été là, le sujet de leur commune sollicitude et de leurs intimes entretiens. La révocation de l’édit de Nantes suscita en elle non-seulement la plus vive sympathie pour les protestans proscrits, mais des pensées d’une moralité originale et profonde : «Vous avez raison, écrit-elle, à cette occasion, au docteur Fitz-William; je comparerai mon sort à celui des autres, et je commencerai par ce roi qui se croit certainement au faîte des prospérités humaines, le roi de ces malheureux Français persécutés, plus malheureux lui-même que ceux qu’il persécute, car il décrie par de tels actes sa propre dignité. Si la Providence, dans je ne sais quels secrets desseins, permet qu’il fasse boire à tant de pauvres gens une coupe bien amère, à coup sûr elle lui réserve à lui-même quelque terrible amertume. Quand la moitié peut-être du monde ne connaît pas Dieu, ni le nom de Christ notre sauveur, ni la beauté de la vertu que Christ nous commande, quelle destinée, pour un prince si grand et qui aspire si haut, que d’employer avec rage son pouvoir à l’extermination d’un peuple qui reconnaît l’Évangile pour sa foi et sa loi! »

Sa propre patrie et ce qui s’y passait la préoccupaient plus fortement encore; le procès et la mort d’Algernon Sidney, l’avènement de Jacques II, le progrès de sa tyrannie, l’insurrection de Monmouth et les rigueurs qui frappèrent alors tant d’amis de la cause qui lui était chère, ravivèrent ses plus cruels souvenirs. Par momens, elle puisait dans ces malheurs même une consolation inattendue : « Les nouvelles scènes de chaque jour, écrit-elle, font que sauvent je me trouve bien déraisonnable et mal inspirée quand je verse des larmes de chagrin, au lieu de pleurer de joie, comme je le