Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/949

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

laissé prendre; par ses sympathies éclairées, il a vengé les douze césars des insultes de l’historien; ceux dont les idéologues ont le plus médit ont été le plus aimés de la foule : cet amour ne trompe pas.

Je ne vois pas aisément en quoi cette manière de raisonner diffère de celle de nos historiens, si j’en excepte pourtant ce qui concerne l’acclamation et l’amour des peuples; dans tout le reste, tout est semblable, et il est certain que cette méthode historique serait infaillible, tant pour l’antiquité que pour notre propre histoire, si l’on pouvait faire abstraction des deux difficultés qui suivent, et qui l’une et l’autre sont inséparables de la nature humaine.

La première tient à l’esprit même du pouvoir absolu. Qui ne sait que sous un gouvernement de ce genre rien ne diffère plus que la loi écrite et la loi appliquée ? Voulez-vous écrire une histoire chimérique ? jugez de la situation des choses par les édits, les rescrits, les ordonnances. Où est le méchant prince qui ait jamais affiché la méchanceté dans ses paroles publiques ? Elles ne respirent que mansuétude, charité, justice pour tous, religion. À ce compte-là, nous nous faisons les complices de la ruse, tenant pour rien les sentimens, les affections, les cris étouffés des générations contemporaines, n’estimant pour témoignage valable que les pièces écrites de la main du pouvoir. Nous voilà, dès l’entrée, dupes de toute écriture scellée; le moindre parchemin a pour nous force d’évangile, nous y croyons plus qu’à la réalité; l’encre brille plus à nos yeux que le sang et les pleurs des peuples; nous prenons pour la vie nationale l’ordre administratif. Mais qu’est-ce que toute cette chancellerie, quand elle est contredite par les événemens ? Assurément la besogne de l’historien est autre, s’il est vrai que son principal devoir est d’empêcher les générations futures d’être abusées par ce grimoire officiel. Nous ne jugeons plus du prince par sa pensée, nous ne lisons plus dans son âme, nous nous arrêtons à la parole, à l’extérieur, à l’écriture, à la robe, à l’habit. La moindre complaisance de si grands personnages nous séduit et nous gagne. Après trois ou quatre cents ans, nous ne pouvons soutenir un moment la familiarité de ces têtes royales sans nous sentir mollir, pauvres serfs que nous sommes de leur grandeur passée! A peine nous sentons la poignée de main d’un despote, nous l’acclamons pour un des nôtres. Qui d’entre nous a résisté à l’habit de bure de Louis XI ?

La seconde difficulté est la conscience : nous la supposons à peu près abolie; il est nécessaire qu’elle le soit entièrement. Effacez du cœur humain l’instinct de la dignité, tout s’aplanit pour nous donner raison. Que l’âme humaine ne soit pour rien dans l’histoire des hommes, — Thucydide, Salluste, Tacite et les historiens de leur école ne sont plus que des déclamateurs de collège. Combien les