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nous avons eu la manie, la fureur du statu quo, l’horreur des changemens, pourquoi ne pas le dire ? Quand nous nous sommes laissé précéder dans la voie des orages, pourquoi ne pas oser le confesser ? Portons-nous envie aux tempêtes ? Nous faisons de la nation française un personnage classique, uniforme, qui ne tient rien de la mobilité qu’on trouve chez toutes les autres. Est-ce la vérité ? Ce peuple ne participe-t-il pas de la nature humaine ? N’a-t-il pas ses égaremens, ses incertitudes, ses retraites précipitées, ses peurs, ses épouvantes ? Je voudrais le voir tantôt fidèle, tantôt ingrat, souvent aveugle, marchant au hasard, reculant, fuyant même sa mission. Je reconnaîtrais, je trouverais là le spectacle de la vie ; ses erreurs, ses chutes, ses reniemens m’instruiraient. Mais il semble que nous portions la doctrine de l’infaillibilité dans chacun des détails du passé. La nature a donné à l’histoire un cours tortueux qui se replie cent fois sur lui-même : nous en faisons une ligne droite, sèche, qui court au but avec l’aveugle précipitation de la géométrie. Est-ce qu’il en coûte à notre amour-propre de reconnaître dans cette voie un seul faux pas ? Puisque nous acceptons la méthode mystique des pères de l’église et de Bossuet, que ne la suivons-nous jusqu’au bout ? Se font-ils faute de reconnaître, de proclamer, de condamner les chutes du peuple de Dieu ? Ne le montrent-ils pas errant dans son désert de l’égarement ? Cachent-ils sa dureté de cœur, sa faiblesse, son ingratitude, ses apostasies ? Tout autel est-il pour eux l’autel du Dieu vivant ? Ne voit-on pas des dieux de pierre et de métal rapportés d’Égypte ? Pourquoi donc n’avouons-nous, ne reconnaissons-nous jamais une erreur, une défaillance, une chute dans la progression de notre histoire nationale ? Tout y est trop parfait pour être réel : preuve certaine que la méthode historique des saints pères s’est corrompue dans nos mains.

Qu’était-ce que cette horreur dont la nation française fut saisie contre la réforme ? Un reste de soumission à la conquête romaine. Dans l’impossibilité de s’affranchir de Rome, je sens une nation rivée encore après seize siècles au dur anneau de Jules César ; elle a pris goût à sa chaîne. L’obéissance, qui n’était d’abord que matérielle, est désormais volontaire ; c’est maintenant le fond de l’homme qui est vaincu ; ce ne sont plus seulement les mains, c’est l’esprit qui est lié. Aussi, dominés par cette tradition de dépendance, la tête courbée sous le Capitole, quand il fut question d’émanciper la France, il se trouva que le servage de l’âme, elle le regardait comme son patrimoine sacré ; elle agit comme une province romaine qui se rattache au tronc, et tous ceux qui voulurent la délivrer de cette sujétion héréditaire passèrent auprès d’elle pour ses plus grands ennemis. Rompre avec la ville du Tibre, c’était se séparer de