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LA PETITE COMTESSE.

mens, qui peuvent se résumer dans ces deux lignes : « Abbaye du Rozel, commune du Rozel, a été habitée de temps immémorial par les moines, — qui l’ont quittée — lorsqu’elle a été détruite. »

C’est pourquoi je résolus d’aller, sans plus de retard, demander leur secret à ces ruines mystérieuses, et de multiplier au besoin les artifices de mon crayon pour suppléer à la concision forcée de ma plume. — Je partis mercredi matin pour le gros bourg de ***, qui n’est qu’à deux ou trois lieues de l’abbaye. Un coche normand, compliqué d’un cocher normand, me promena tout le jour, comme un monarque indolent, le long des haies normandes. Le soir j’avais fait douze lieues, et mon cocher douze repas. Le pays est beau, quoique d’un caractère agreste un peu uniforme. Sous un bocage éternel se déploie une verdure opulente et monotone, dans l’épaisseur de laquelle ruminent des bœufs satisfaits. Je conçois les douze repas de mon cocher : l’idée de manger doit se présenter fréquemment et presque uniquement à l’imagination de tout homme qui passe sa vie au milieu de cette grasse nature, dont l’herbe même donne appétit.

Vers le soir cependant, l’aspect du paysage changea : nous entrâmes dans des plaines basses, marécageuses et nues comme des steppes, qui s’étendaient de chaque côté de la route ; le bruit des roues sur la chaussée prit une sonorité creuse et vibrante ; des joncs de couleur sombre et de hautes herbes d’apparence malsaine couvraient à perte de vue la surface noirâtre du marais. J’aperçus au loin, à travers le crépuscule et derrière un rideau de pluie, deux ou trois cavaliers lancés à toute bride, qui parcouraient, comme affolés, ces espaces sans bornes : ils s’ensevelissaient par intervalles dans les bas fonds du pâturage, et reparaissaient tout à coup, galopant toujours avec la même frénésie. Je ne pouvais imaginer vers quel but idéal se précipitaient ces fantômes équestres. Je n’eus garde de m’en informer. Le mystère est doux et sacré.

Le lendemain, je m’acheminai vers l’abbaye, emmenant dans mon cabriolet un grand paysan qui avait les cheveux jaunes, comme Cérés. C’était un valet de ferme qui demeurait depuis sa naissance à deux pas de mon monument ; il m’avait entendu le matin prendre des informations dans la cour de l’auberge, et s’était offert obligeamment à me conduire aux ruines, qui étaient la première chose qu’il eût vue en venant au monde. Je n’avais nul besoin d’un guide : j’acceptai cependant l’offre de ce garçon, dont l’officieux bavardage semblait me promettre une conversation suivie, où j’espérais surprendre quelque légende intéressante ; mais dès qu’il eut pris place à mes côtés, le drôle devint muet : mes questions semblaient même, je ne sais pourquoi, lui inspirer une profonde méfiance, voisine de la colère.