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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 1.djvu/12

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REVUE DES DEUX MONDES.

J’avais affaire au génie des ruines, gardien jaloux de leurs trésors. En revanche j’eus l’avantage de le ramener chez lui en voiture : c’était apparemment ce qu’il avait voulu, et il eut tout lieu d’être satisfait de ma complaisance.

Après avoir déposé devant sa porte cet agréable compagnon, je dus mettre moi-même pied à terre : un escalier de rochers, serpentant sur le flanc d’une lande, me conduisit au fond d’une étroite vallée, qui s’arrondit et s’allonge entre une double chaîne de hautes collines boisées. Une petite rivière y dort sous les aulnes, séparant deux bandes de prairies fines et moelleuses comme les pelouses d’un parc : on la traverse sur un vieux pont d’une seule arche qui dessine dans une eau tranquille le reflet de sa gracieuse ogive. Sur la droite les collines se rapprochent en forme de cirque, et semblent réunir leurs courbes verdoyantes ; à gauche, elles s’évasent, et vont se perdre dans la masse haute et profonde d’une forêt. La vallée est ainsi close de toutes parts, et offre un tableau dont le calme, la fraîcheur et l’isolement pénètrent l’âme. Si l’on pouvait jamais trouver la paix hors de soi-même, ce doux asile la donnerait : il en donne du moins pour un instant l’illusion.

Le site eût suffi pour me faire deviner l’abbaye, qui sans doute succéda à l’ermitage. Dans cette période de transition brutale et convulsive qui ouvrit si péniblement l’ère moderne, quel immense besoin de repos et de recueillement devait se faire sentir aux âmes délicates et aux esprits contemplatifs ! — Je lis dans le cœur du moine, du poète, du spiritualiste inconnu que le hasard amena un jour, au milieu de cet âge terrible, sur la pente de ces collines, et qui découvrit soudain le trésor de solitude qu’elles recelaient : je me figure l’attendrissement de ce rêveur fatigué en face d’une scène si paisible ; je me le figure, et en vérité je ne suis pas loin de le partager. Notre époque, à travers de grandes dissemblances, n’est pas sans quelques rapports essentiels avec les premiers temps du moyen âge : le désordre moral, la convoitise matérielle, la violence barbare, qui caractérisaient cette phase sinistre de notre histoire, ne semblent éloignés de nous aujourd’hui que de la distance qui sépare la théorie de la pratique, le complot de l’exécution, et l’âme perverse de la main criminelle.

Les ruines de l’abbaye sont adossées à la forêt. Ce qui survit de l’abbaye elle-même est peu de chose : à l’entrée de la cour, une porte monumentale ; une aile de bâtiment du xiie siècle, où loge la famille du meunier dont je suis l’hôte ; la salle du chapitre, remarquable par d’élégans arceaux et quelques traces de peintures murales ; enfin deux ou trois cellules, dont une paraît avoir servi de lieu de correction, si j’en juge par la solidité de la porte et des verrous. Le reste