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Nussir-u-deen n’était ni un Attila, ni un Gengis-Khan, ni un Tamerlan, ni un Sélim. Il n’avait pas l’âme assez forte pour ressembler en rien à ces types de la tyrannie. Encore moins ressemblait-il à ces fous de la vieille Rome, les Caligula ou les Commode, à qui l’ivresse du pouvoir inspirait des crimes si saugrenus et de si gigantesques sottises. Tout au plus était-il capable de quelques-unes de ces inventions de cruauté raffinée auxquelles se complaisaient le dilettante Néron et l’élégant Héliogabale ; mais il leur ressemblait par quelques détails seulement, et non par l’ensemble du caractère. Son pouvoir n’était pas assez grand et assez indépendant d’ailleurs pour lui permettre les mêmes folies. Être tyran d’un petit royaume ou tyran d’un vaste empire, ce n’est point absolument la même chose, et l’étendue du pays où s’exerce le despotisme réagit sur le despotisme lui-même et l’empêche de se développer outre mesure. La tyrannie exercée sur un petit espace perd la moitié de sa force pour le tyran ; elle pèse plus violemment, il est vrai, sur les peuples qui lui sont soumis ; mais en revanche l’imagination du tyran est gênée et nécessairement limitée. Non, le roi Nussir était un tyran d’un ordre beaucoup moins extraordinaire que tous ces célèbres despotes. Sa tyrannie était un composé de trois sortes d’arbitraires : l’arbitraire d’un enfant gâté de la fortune, à qui le sort n’a imposé aucun contrôle ; l’arbitraire d’un homme sans moralité, et enfin l’arbitraire particulier aux princes d’Orient. Il n’était de sa nature ni cruel ni doux. Il avait une âme essentiellement indienne, molle, sans résistance, capricieuse. Seulement cette âme, qui est celle de tous ses compatriotes, il l’avait vulgaire et faible. Comme les peuples mêmes soumis à sa tyrannie, il n’avait pas, à proprement parler, de caractère humain, et il était l’esclave de la nature.

Il est assez difficile d’expliquer ce que nous entendons par ces paroles, cependant nous l’essaierons. L’Européen seul a un caractère humain, c’est-à-dire qu’il agit en vertu d’une détermination bonne ou mauvaise qui est le fruit de sa volonté. La nature extérieure n’a pour ainsi dire pas de prise sur lui, ses sens ont avec la nature extérieure des relations établies d’une manière régulière et comme par suite d’un consentement mutuel. On dirait que chez les races européennes la nature et l’homme ont passé ensemble un contrat pour maintenir leurs droits réciproques. Il en résulte que chez nous il y a une dualité bien établie, la nature d’une part, l’homme de l’autre : chacune de ces deux parties vit indépendante de l’autre ; mais en Orient il n’y a pas de nature humaine distincte de la nature extérieure, il n’y a pas deux royales séparés ; l’homme est un des faits de la nature comme le bananier, le tigre ou l’éléphant, et il n’est pas un fait beaucoup plus important qu’aucun de ceux-là. Il existe des hommes en Orient ou en Afrique, mais il n’existe pas