Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 1.djvu/22

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
18
REVUE DES DEUX MONDES.

À mesure que la cavalcade approchait, j’entendais des rires étouffés et des chuchottemens dont le secret ne m’échappait point : je dois t’avouer qu’un grain de colère commençait à fermenter dans mon cœur, et tout en continuant ma besogne avec l’apparence du plus vif intérêt et des poses de tête admiratives devant mon aquarelle, je prêtais à la scène qui se passait derrière moi une attention sombre et vigilante. Au surplus l’intention définitive des promeneurs parut être de ménager mon infortune : au lieu de suivre le sentier au bord duquel j’étais établi, et qui était le chemin le plus court pour gagner les ruines, ils s’écartèrent un peu sur la droite et défilèrent en silence. Un seul d’entre eux, quittant le groupe principal, fit brusquement une pointe de côté, et vint s’arrêter à dix pas de mon atelier : quoique j’eusse le front penché sur mon dessin, je sentis, par cette étrange intuition que chacun connaît, un regard humain se fixer sur moi. Je levai les yeux d’un air d’indifférence, les rebaissant presque aussitôt : ce rapide mouvement m’avait suffi pour reconnaître dans cet observateur indiscret la jeune dame au panache bleu, cause première de mes disgrâces. Elle était là, campée sur son cheval, le menton en l’air, les yeux à demi clos, me considérant des pieds à la tête avec une insolence admirable. J’avais cru devoir d’abord, par égard pour son sexe, m’abandonner sans défense à son impertinente curiosité ; mais au bout de quelques secondes, comme elle continuait son manège, je perdis patience, et, relevant la tête plus franchement, j’arrêtai mon regard sur le sien, avec une gravité polie, mais avec une profonde insistance. Elle rougit, ce que voyant, je la saluai. Elle me fit de son côté une légère inclination, s’éloigna au galop de chasse, et disparut sous la voûte de la vieille église. — Je demeurai ainsi maître du champ de bataille, savourant avec plaisir le triomphe de fascination que je venais de remporter sur cette petite personne, qu’il y avait assurément du mérite à décontenancer.

La promenade dans la forêt dura vingt minutes à peine, et je vis bientôt la brillante fantasia déboucher pêle-mêle hors du portail. Je feignis de nouveau une profonde abstraction, mais cette fois encore un cavalier se détacha de la compagnie, et s’avança vers moi : c’était un homme de grande taille, qui portait un habit bleu boutonné militairement jusqu’à la gorge. Il marchait si droit sur mon petit établissement, que je ne pus m’empêcher de lui supposer la résolution arrêtée de passer par-dessus, afin de faire rire les dames. Je le surveillais en conséquence d’un œil furtif, mais alerte, lorsque j’eus le soulagement de le voir s’arrêter à deux pas de mon tabouret, et ôter son chapeau : « Monsieur, me dit-il d’une voix franche et pleine, voulez-vous me permettre de voir votre dessin ? » Je lui rendis son salut, m’inclinai en signe d’acquiescement, et pour-