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LA PETITE COMTESSE.

tivement la marche de la civilisation de son temps et de son pays, et non-seulement la suivre, mais la guider toujours ! Dites-moi encore, si vous voulez, qu’elle ne doit jamais fermer ses cadres à demeure, qu’elle a parfois besoin de recrues et de sang nouveau, qu’elle doit s’approprier avec choix tout mérite éminent et toute vertu éclatante, je vous l’accorde de grand cœur : c’est mon opinion ; mais ne me dites pas qu’une nation peut se passer d’une aristocratie, — ou permettez-moi en ce cas de vous demander ce que vous pensez de la civilisation américaine : c’est la seule en effet qui soit complètement dégagée de toute influence immédiate ou lointaine d’une aristocratie présente ou passée.

— Mais il me semble, lui dis-je, évitant de répondre directement à sa question, il me semble qu’en France du moins nous avons cet état-major intellectuel que vous demandez : c’est l’aristocratie naturelle et légitime du travail et du mérite. J’espère que celle-là ne nous manquera jamais. Je crois que la classer, c’est vouloir l’entraver et la restreindre. À quoi bon créer une institution, quand il y a là un fait éternel de sa nature, qui se renouvelle et se perpétue de lui-même à chaque génération ?

— Ta ! ta ! ta ! s’écria le marquis en s’échauffant, voilà du fruit nouveau ! Croyez-vous de bonne foi qu’une nation, un génie national, une civilisation nationale, puissent naître, se développer et se conserver par le seul fait des individualités plus ou moins brillantes que chaque génération met au jour ? Interrogez l’histoire, ou plutôt regardez l’Amérique encore une fois : les États-Unis ont, comme tous les autres états je suppose, leur contingent naturel d’hommes de talent et de vertu ; ont-ils ce qu’on peut appeler un génie national ? quel est-il ? Faites-moi l’honneur de m’en décrire un seul trait… Bah ! ils n’ont pas de capitale seulement ! Je les défie d’en avoir une ! Une capitale n’est que le siège d’une aristocratie. Non, monsieur, non, le fait ne suffit pas, il y a une loi qu’on ne peut méconnaître : rien de fort, rien de grand, rien de durable sous le ciel sans l’autorité, sans l’unité, sans la tradition. Ces trois conditions de grandeur et de durée, vous ne les trouverez que dans une institution permanente. Il faut une tribu sainte à la garde du feu sacré. Il nous faut un corps d’élite qui se fasse un devoir et un honneur héréditaires de concentrer dans son sein le culte du génie de la patrie, de maintenir, de pratiquer ou d’encourager les vertus, l’urbanité, les sciences, les arts, les industries, qui composent ce que le monde entier salue sous le nom de civilisation française ! Figurez-vous enfin une noblesse régénérée dans cet esprit-là, comprenant son métier, ni exclusive ni banale, appuyant toujours sa suprématie officielle sur une véritable et évidente supériorité : notre société, notre civilisation, notre patrie